Trinité 2020 – Jn 3,16-18
Par le Père François Marxer
Nous voici à peine revenus de notre long périple, de dimanche en dimanche, à travers l’histoire des hommes, depuis les commencements – nous avons salué nos ancêtres lointains – l’Adam, le Terreux, et sa compagne, la Vivante, – et puis aussi Abraham, le père des croyants…, depuis les commencements jusque l’accomplissement, c’était dimanche dernier : le don de l’Esprit, du Souffle de vérité – un accomplissement attendu depuis longtemps puisqu’il était promis, et Moïse lui-même le désirait, oh combien ! Mais accomplissement n’est pas aboutissement, où nous pourrions désormais rester tranquilles, confinés dans cette docilité exemplaire dont nous avons fait preuve (étonnamment !) ces dernières semaines, et goûter un repos vacancier perpétuel… non, nous n’en sommes pas encore là (y serons-nous jamais d’ailleurs ?)
Au contraire, nous voilà à pied d’œuvre pour escalader, comme Moïse – c’est notre première lecture – la pente raide et rude, vertigineuse même, du mystère du Dieu vivant – et cela par la face Nord : ce qu’on désigne par « le mystère de la sainte Trinité. »
On s’interroge : dans les Écritures bibliques qui sont pour nous références absolues, il n’est jamais question de ces mots-là, on ne les y voit jamais apparaître comme tels. En revanche, on y affirme – et cette conviction, nous en sommes héritiers, tout comme la Tradition juive, – que Dieu est Un, que Dieu est unique, que Dieu est le Seul. Et Jésus, à bien lire l’Évangile, ne dit pas autre chose, mais en plus, il lui donne un nom propre, celui de Père, ce qui dénote une relation profonde, chaleureuse, intime, que lui, Jésus, a avec Dieu, relation à laquelle il souhaite nous associer : que Dieu soit, avant tout, notre Père, ce qui ne va pas de soi, car une telle intimité, familiarité même, est pour nous a priori inatteignable ; et de fait, elle nous est donnée…
Les apôtres et les évangélistes, surtout après la résurrection de Jésus d’entre les morts, ont perçu la place toute spéciale, singulière, inimitable, de Jésus : il n’était pas seulement un prophète, mais il est le Fils (et ce n’est pas seulement un titre honorifique comme on en glorifiait jadis les rois et les souverains). Fils de Dieu le Père : vraiment ! et Jean et Paul ont rapproché cela de ce que la Bible disait d’une figure un peu mystérieuse, toujours auprès de Dieu à l’aider, la Sagesse : oui, bien évidemment, Jésus n’était-il pas cette Sagesse de Dieu, active et créatrice ?
Et puis, le plus étonnant, celui qui n’a pas de nom propre comme tel, l’Esprit, le Sans-Visage, universellement puissant dans le chantier du monde, dès l’origine : c’est lui qui, en la Genèse, agite les eaux primordiales pour que le monde surgisse, et il ira jusqu’à ressusciter les morts, rappelons-nous la vision d’Ézékiel ; bref, il remplit l’univers… replevit orbem terrarum.
Le Père, le Fils Jésus, l’Esprit : clairement, ils sont trois. Alors, comment parler d’un seul Dieu ? d’un Dieu un ? Une chose est sûre, il n’y a pas de conflit ni d’antagonisme entre eux, même si parfois on perçoit comme un écart, comme, par exemple, lorsque Jésus se voit confronté à l’horreur de mourir, de devoir aller jusqu’au bout de ce qu’est une vie humaine, et que c’est ça que lui demande le Père, jusqu’au bout, que rien ne soit oublié ou négligé de ce qui fait la grandeur et le malheur des hommes, mais que ça fasse partie aussi de la condition de Dieu lui-même, que Dieu connaisse lui-même ce qu’il ne connaissait pas… et Jésus le Fils, non pas hésite, mais s’y reprend à deux fois, pas seulement accepter, mais consentir sous les oliviers de Gethsémani.
On ne saurait donc les confondre, mais on ne va pas les séparer pour autant ; ils ne sont pas distants ni indépendants l’un par rapport à l’autre, mais ils ne sont pas interchangeables pour autant, on ne va pas les substituer l’un à l’autre…
… L’intelligence hésite à parler de simplicité, à dire : Dieu est simple – et pourtant, c’est vrai !- et parler de complexité ne va pas non plus ; alors faudra-t-il envisager la simplexité de Dieu ? Comment faire pour rendre compte de ce que nous vivons du mystère de Dieu et qui nous donne espérance ? C’est pourtant ce que l’apôtre Pierre nous invite à faire, sans jamais reculer, rendre compte, ouvrir à l’intelligence, ouvrir l’intelligence à plus grand qu’elle-même, cela sans polémiquer, sans ferrailler à vouloir convaincre, mais seulement pour faire goûter la saveur de la vérité et s’en réjouir.
À cela, les chrétiens n’ont pas manqué, et ils ont jugé bon de faire appel aux mots et aux pensées de la philosophie. Ce qui ne va pas sans risque : l’esprit, fier de ses trouvailles, peut cavaler sans retenue, au gré de son imagination débordante, et se croire bien vite maître et possesseur de ce qu’il comprend (ou croit comprendre), propriétaire du mystère qu’il approche, et même pénètre, au lieu avant tout de l’admirer, de s’en émerveiller…
C’est là qu’il convient d’avoir du discernement, car l’esprit prédateur et conquérant ne sert de rien, au contraire, l’intelligence se devra d’être subtile. Dieu en effet, tel qu’il est en lui-même, se révèle, se laisse saisir totalement dans ce qu’il fait obstinément, inlassablement, pour le monde et dans le monde.
Car le monde est là, le monde existe – en dépit de certains philosophes comme Markus Gabriel qui veulent me convaincre que le monde n’existe pas ! Désolé, le monde est là, et bien là, les vivants sont là, bien réels, pas indépendants, mais autonomes. Et c’est pour ce monde tel qu’il est, que Dieu se décarcasse, si je puis dire, pour sauver le monde, car le monde est incomplet, il est fragile, il se heurte à des limites, aussi admirable soit-il en sa complexité ; oui, le monde défaillant, insuffisant, et l’homme au tout premier chef, en péril certes, mais capable de progression, de croissance, de découvertes, d’accomplissement…
C’est pour cela que Dieu n’a jamais pris son parti d’un ratage du monde, dont pourtant il n’a pas besoin : c’est comme une œuvre d’art, un chef d’œuvre, c’est beau tout simplement… C’est ce que dit l’Évangile : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique… », et qu’est-ce que le monde ? Deux mots dans nos cultures d’Europe pour le comprendre : cosmos, en grec c’est ce qui est harmonieux, agréable à regarder et à vivre, c’est la beauté qui est le caractère du monde. Mais que faire quand tout commence à se détraquer ? En latin, mundum est tout proche de mundus, l’adjectif qui veut dire ce qui est propre, ce qui est net, ce qui est pur ; le contraire, c’est immundus, immonde, et c’est le sale, le dégoûtant, le répugnant… Que faire en ce cas, sinon nettoyer, assainir, purifier ?
Que faire pour que le monde soit vraiment monde, éclatant de santé –c’est cela, le salut !-, éclatant de vitalité, alors qu’il est défiguré à se soumettre à la tyrannie des discours uniques, des pensées infirmes, défiguré par les cloisonnements qui l’étouffent : regardez aux USA, les blancs au-dessus et les noirs en-dessous à en être étouffés, il n’y a que mon petit univers à moi qui est le monde, à moi, blanc, vieux, hétéro-plouc, suprémaniste. Pauvre idiot !
C’est pour cela que « Dieu a envoyé son Fils dans le monde » – oui, il l’a envoyé dans un pays donné, bien précis, à une époque donnée, pour commencer à redresser la barre, et c’est ensuite l’Esprit qui va dilater, élargir aux dimensions de l’universel ce qui a déjà ainsi commencé…
« Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que par lui, le monde soit sauvé »…
… Non pas pour juger : ouf ! se dit-on, car juger, jugement, évoque tout de suite de mauvais souvenirs. Le jugement est suivi bien souvent dans nos têtes par la condamnation. On revoit ces tribunaux d’exception, expéditifs, qui ont mené bon train, les guillotinades au cours de l’histoire. Il y a sans doute moins menaçant, mais on a bien peu de chance de faire reconnaître une innocence, si même innocence il y a. Cette innocence dont Job, dans la Bible, se réclame ! Mais finalement il faut bien qu’il y ait un coupable : si ce n’est pas les autres, ce sera Dieu, et si ce n’est pas lui, ce ne peut être que moi. Jugement, oui, mais qui plaidera ma cause ?
Et devant le tribunal des autres, qui me regardent et qui n’en pensent pas moins, c’est la même chose, sinon pire. Ainsi va la vie courante, et on a peu de chance de s’en tirer… Le jugement sera sans appel…, et pourtant, tous ils ignorent tant de choses, mes peines, mes douleurs, mes frayeurs. Et quand je me regarde, c’est pareil pour moi : je trouve que je ne suis pas à la hauteur, que je suis décevant, et pas digne du tout, c’est accablant. Et je ne vais pas jouer la comédie de la vanité. Je ne suis quand même pas dupe !
« Non pas pour le juger, mais pour le sauver ». Non pas pour le condamner, mais pour le rétablir en vérité, en dignité. Car, continue l’Évangile, « le Jugement, le voici : la lumière est venue dans le monde ». Comment pourrais-je craindre le Jugement ? Je l’attends même : ce sera une mise en lumière. Oh, bien sûr, il y a, il y aura tout ce gâchis, cette bêtise, involontaire souvent, cette maladresse, ces imperfections si pénibles pour tous ; mais il y aura aussi tout le bien que je ne vois pas, à mon insu souvent. Je n’en reviendrai pas. Comment aurais-je peur de la lumière ? comment craindrais-je le Jugement ? Notre intelligente petite Carmélite, notre Thérèse, a tout compris le 9 juin 1895 : Dieu juste Juge ? allez donc ! la Justice de Dieu n’est pas équitable, elle est Miséricorde. C’est cela, le mystère de la Trinité !
Rueil-Malmaison, 7 juin 2020
Fête de la Trinité (année A)
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