Pentecôte 2020
Par le Père François Marxer
Dimanche matin. Jérusalem s’éveille. Dans les parages du Temple, on entend, assourdis, les beuglements et les bêlements des animaux qui serviront aux sacrifices. Frémissement dans les rues. La vie reprend après la grande nuit de Pentecôte, la nuit de l’étude où on a lu l’Écriture, où on a scruté le texte, sondé ses mystères, on a interrogé sa lettre, on a commenté et avancé ensemble les uns et les autres. Les braises de l’intelligence se sont réchauffées, rougeoyantes, sous les cendres de la vie ordinaire, si souvent fade, presque toujours banale.
Ils sont nombreux dans la Ville. C’est le grand Pèlerinage, ils sont venus de loin, de très loin même, depuis les confins du monde habité. Des frontières, ils en ont franchi, même s’il n’y avait point de poste de douane pour leur faire voir qu’ils entraient dans un autre pays. Il leur avait suffi d’écouter parler. Oh certes, la plupart se débrouillaient tant bien que mal, à bredouiller quelques mots de grec, et plus sûrement d’araméen – c’était la langue des commerçants. Mais, à côté de ça, de ce globish qui servait à tout le monde, il y avait le parler du pays, celui dont on n’avait pas usage pour dire les nuances, évoquer nos états d’âme ou les trouvailles de l’intelligence. Ce parler-là, il était impénétrable pour les gens du dehors qui traversaient ces terres étrangères.
Arrivés à Jérusalem – ô ma joie, maintenant que nos pas se sont arrêtés devant ses portes, et nous voici dans ses murs, ville où tout ensemble ne fait qu’un ! -, on a retrempé nos raisons de vivre qui s’étiolaient dans le cours de nos destinées, assez étanches finalement les unes par rapport aux autres et qui, à force, en devenaient insipides, quand bien même on était du même sang. Oh ! il avait bien raison, ce rabbi de Galilée dont on ne sait pas finalement ce qu’il est devenu – ce qu’on sait, c’est qu’il a été exécuté la veille de Pâques, comme un malandrin, mais après, les rumeurs les plus étonnantes ont circulé dans le pays, allez savoir !… -, enfin quand il s’est fait arrêter par la maréchaussée, que disait-il de si dangereux ? Il nous encourageait tous et chacun, à devenir sel de la terre et lumière du monde en devenant parfaits comme notre Dieu, notre Père du ciel, est parfait, parce que le Royaume des cieux approchait à bas bruit – oh ça ! ça ne devait pas plaire à nos politiciens, on le comprend…
Et puis, il y a eu un bruit formidable, tout s’est arrêté, mais on n’a pas eu tellement peur, la terre ne tremblait pas sous nos pieds. Un mugissement du ciel, une fanfare de trompes et de buccins.
Je sais que dans quelques siècles, ils auraient été tétanisés, foudroyés sur place ; ils auraient dit : « Encore un attentat… encore un coup de l’Irgoun, ou du Fatah, ou du Hamas. Et ç’aurait été tout de suite bouclage du quartier, concert de sirènes, ambulances. Bref, le carnage. Non, aujourd’hui, à notre époque, sous contrôle des occupants, c’est plus artisanal, les attentats ont lieu en silence, quelques cris et on n‘en parle plus »…
Ça venait d’un coin de la vieille ville. Qu’est-ce qui était donc arrivé ? On y est tous allés voir, et on s’est retrouvés devant une maison d’où sortaient des gars dont on a deviné que c’étaient des Galiléens – ça se reconnaissait à leur accent -, mais, chose étonnante, on comprenait ce qu’ils disaient. Très joyeusement d’ailleurs. Ils avaient l’air de s’ébrouer, comme s’ils sortaient d’avoir été confinés. La porte était ouverte et ils respiraient enfin, tout flambant d’enthousiasme, d’une lumière étrange, prenante, que dégageait leur visage. Ils étaient à la fête, habités par un souffle dont on n’avait pas idée.
Ils nous donnaient l’impression d’être des rescapés d’une peur qui les avait ensevelis, littéralement confinés, je vous l’ai dit. Certains d’entre nous ont même murmuré qu’ils avaient l’air un peu pompette, nos Galiléens, mais quand même, l’apéro à neuf heures du matin, ça ne se fait quand même pas trop. Non, bien plutôt, ils étaient habités par des mots, par un langage, par une musique que nous entendions dans leur bouche. C’était beau, inconnu ; c’était merveilleux. Ça nous dilatait le cœur, à nous qui les entendions.
La porte était ouverte, et ils allaient de ci de là, une liberté heureuse : ils paraissaient revitalisés, régénérés, après leur bien longue claustration. Comme disent nos gamins et nos ados, ils s’éclatent ! Eh bien, c’était exactement ça, ils s’éclataient !…
Il y avait avec nous, pas loin, quelques pharisiens qui n’avaient pas l’air d’être étonnés du tout et qui racontaient à qui voulait les entendre, qu’il y a quelques semaines, ce fameux rabbi dont je vous ai parlé et qui avait guéri un aveugle de naissance – ce qui est quand même stupéfiant !-, que ce rabbi avait tenté de leur expliquer qu’il était le bon berger, fidèle, protecteur, attentif, et que ses brebis le reconnaissaient, lui, au ton de sa voix (c’était peut-être ça, au fond, que nos rescapés tout joyeux avaient entendu en dépit du brouhaha formidable qui, à présent, agitait les rues alentour).Et puis, avait ajouté le rabbi, il était la porte qu’on pouvait franchir pour aller et venir, il ne confinerait pas ses brebis dans un enclos, il donnerait de l’espace, et puis un pâturage, de quoi vivre, de quoi reprendre souffle, et respirer. Certes, on dira : c’est ce qu’on appelle au fond la stabulation libre dans nos élevages, mais c’est bien ça, sécurité et liberté ensemble ; et c’est bien ça qu’on avait sous les yeux, ils étaient chez eux, nos Galiléens, pas verrouillés du tout et libres comme jamais !…
J’ai remarqué qu’au milieu d’eux tous, il y avait une femme (1), déjà un peu âgée, et qui regardait le soleil qui dorait les toitures et les coupoles de la Ville sainte. Elle repensait à ce même soleil qui avait réchauffé sa vie, il y a trente ans, quand elle attendait son Fils. Elle repensait surtout, parce que c’était justement à la même époque, dans ce mois de printemps qui fleurissait les jardins et se colorait de la senteur des premiers fruits, elle repensait à sa vieille cousine, Élisabeth de Judée, qui arrivait au soir de sa vie, toute dorée de la lumière de cette promesse qui tressaillait en elle et qui grandissait en moi, pensait-elle, chacune de nous deux dans l’attente de ce fruit qu’elle portait, entourée, enfouie dans la tristesse de ce monde endormi.
À présent, elle voyait dans ce clair soleil ce qu’allaient être les années à venir : bientôt, les compagnons de mon Fils qui m‘ont si bien entourée ces dernières semaines, ils allaient partir deux par deux, aller au-delà des collines de notre village et puis après, franchir les frontières. Sous ce même soleil qui réchauffait les âmes engourdies de froid et de la lassitude d’avoir à attendre, je devinais que la terre qu’ils allaient ensemencer des mots de mon Fils, ce langage qu’ils avaient retenu et appris par cœur, que la terre allait lever comme un beau pain doré et le monde des hommes mûrirait en une grande, une immense eucharistie de louange.
Depuis qu’il n’est plus là, je vois mon Fils grandir dans le secret des cœurs, je le vois comme une braise qui respire sous le souffle venu d’En-haut, je le vois palpiter dans le visage et la poitrine de ses compagnons…
… La respiration d’un Souffle, d’un souffle de sainteté, c’est toujours lui, et il nous persuade que rien n’est jamais donné en vain, que rien n’est et ne sera jamais perdu.
Dans la rue, je croise des soldats, toujours leur pas cadencé, et il faut s’écarter, mais je n’ai pas peur. Je croise aussi ceux qui étaient là à ricaner devant la Croix de mon Fils et qui restaient là, bêtement, comme si c’était un spectacle de voir souffrir un homme atrocement. Oui, l’humanité est pitoyable, et c’est pourtant sur elle que mon Fils a expiré son souffle quand il l’a remis à son Père.
Ils me regardent les uns et les autres, me dévisagent et certains me reconnaissent, un peu honteux. Ils voudraient bien que je leur adresse un mot, oh ! pas grand-chose, juste leur reprocher peut-être la bassesse de leur manière d’agir, ou les absoudre du mal qu’ils m’ont fait. Moi, j’ai envie de les embrasser tous, de les prendre avec moi, car, après tout, c’est quand même grâce à leur mauvais vouloir et à leur refus, à leur couardise, que mon Fils a trouvé les moyens de sauver cette humanité pitoyable de la bêtise et de la cruauté. Et c’est sur eux à présent qu’il fait souffler son Esprit, ils ne valent pas grand-chose, c’est vrai, mais je vois se lever en eux les traits, le visage, l’image de mon Fils et ils seront pour lui une multitude de frères.
Aux catéchumènes
Rueil-Malmaison, 31 mai 2020
solennité de la Pentecôte
(1) Inspiré par J-P. LEMAIRE, Grains du Rosaire : l’Annonciation