L’heure de nouvelles relations entre un Dieu qui aime et les hommes – Jn 14,15-21
Par le Père François Marxer
C’est toujours la cérémonie des adieux. Il va falloir apprendre à vivre sans lui ; pourtant, on était si bien ensemble !… Ce n’est pas qu’on était toujours d’accord entre nous – il y avait des ambitieux qui se poussaient du col et voulaient profiter d’une situation de rente. Lui les a remis en place, surtout que c’était pendant notre dernier repas avec lui, ce n’était vraiment pas le moment ! Alors il nous a dit : « Les rois commandent en maîtres, et les dirigeants se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel ! Que le plus grand devienne le plus jeune, et le patron comme celui qui sert. Le plus grand, c’est celui qui est à table ou celui qui sert ? Eh bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. » [Lc 22, 24-27].
On se l’est tenu pour dit, mais il y en avait encore qui n’en pensaient pas moins et qui avaient des doutes – tenez, l’Iscariote par exemple, qui avait son plan en tête bien ficelé et n’en démordait pas. Mais il n’en parlait à personne ; mais pas lui seulement, tous ceux-là ont voulu par la suite prendre le pouvoir, surtout ceux de la famille, des Nazaréens. Pierre a eu à en souffrir; et Paul, le nouveau venu, tellement audacieux, tellement inconfortable, plus encore ! Oui donc, des discussions entre nous : on se sentait privilégiés, surtout qu’il nous avait dit qu’on siégerait sur douze trônes [Lc 22, 30] pour juger les douze tribus d’Israël ; mazette ! quelle promotion ! et les Zébédée avaient même intrigué pour décrocher les premières places, à droite et à gauche ; ouais, carrément ! Ils se sont fait remettre en place, doucement mais fermement…
Donc il fallait devoir apprendre à vivre sans lui. Ça ne veut pas dire qu’il fermait la parenthèse et qu’il nous laissait tomber. Il nous rassure : « Je ne vous laisserai pas orphelins, je reviens vers vous. » Ah ! voilà qui est consolant… oui, mais comment vas-tu t’y prendre ? « Moi, je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet qui sera pour toujours avec vous. » Un Paraclet, un avocat, un défenseur, et qui est-il ?- « l’Esprit de vérité ». L’Esprit, le Souffle de la vérité. Il ira même jusqu’à nous dire : «Il est bon pour vous que je m’en aille, sinon le Souffle ne viendrait pas. »
On comprend aisément : le souffle, c’est vital ; mais là, ce sera un souffle spécial, le sien, son souffle de Fils, il va donc loger dans notre poitrine, dans notre intelligence et notre âme profonde, cette respiration filiale. Et nous serons en intelligence, en bonne intelligence, en connivence avec le Père : cinq sur cinq, on se comprendra ! d’instinct, oui, un instinct de vérité, un goût du véridique. Et on avait déjà un pressentiment : ça s’appelle la sagesse, et la sagesse est gustative.
Et comme il nous a dit que sa filialité était synonyme de sa liberté, parce que le fils n’est pas comme l’esclave, il va et il vient dans la maison et il n’a pas peur – sans doute n’est-il pas sans reproche, mais est-ce si important ? – Lui, le fils, il fait ce que le Père lui demande ou lui propose, ça ne lui pèse pas, il s’accorde, même si c’est difficile, pas parce qu’il a peur de la punition – non, il aurait peur de décevoir, plus encore que de déplaire -. Il s’accorde, pas parce que, comme ça, il serait bien vu et que ça le mettrait en valeur (eh ! un honneur, une récompense, c’est toujours bon à prendre !), mais parce que ça fera plaisir à son Père. Parce que faire plaisir, c’est peut-être bien la première bonne manière d’un amour vrai.
Ce Souffle, nous a-t-il dit, sera donc un autre Paraclet, on comprend qu’on aura besoin d’un avocat pour résister à l’adversité du monde alentour. Lui aura été le premier à venir au secours de notre précarité ; maintenant il cède la place, il se fait remplacer. Eh ! ça ne sera pas de trop, car les embûches n’ont pas manqué et ne manqueront pas. Les religieux et les dévots, scrogneugneux comme ça n’était pas permis, nous espionnaient, nous étaient hostiles, engoncés qu’ils étaient dans le corset de la Loi, et ils voulaient nous étouffer dans la même gangue réglementaire. Ils nous épiaient, ils étaient à l’affût ; tenez, on était à la campagne, et on a eu comme ça une petite faim, vers midi ; on traversait des champs de blé tout doré, alors on a grappillé quelques épis qu’on a frottés dans nos mains….
…..Eh bien, on les a vus au tournant, en gendarmes de la bonne conduite, gardiens des bienséances et des élégances religieuses. Et comme c’était le jour du shabbat, qu’est-ce qu’on n’a pas entendu ! Mais lui les a remis en place, mais ça n’a pas arrangé son cas ! [Mt 12, 1-8].
Mais il y avait pire encore : c’était tout ce que leur prêchi-prêcha nous fourguait dans la tête au sujet de Dieu. Que Dieu était tout-puissant à nous surveiller sans arrêt, à noter comme un greffier de tribunal le moindre dérapage, toujours prêt à nous taper sur la tête, à nous envoyer des tuiles pour nous redresser : tiens, une petite famine, une bonne épidémie, ça leur fera du bien pour les remettre d’aplomb ; du coup on avait peur, on ne frayait pas trop avec ce Dieu-là, on n’en menait pas large quand on allait au Temple, sauf les pharisiens ! Toujours le petit-doigt-sur-la-couture-du-pantalon, impeccables, ceux-là ; mais nous, des pécheurs – on le reconnaissait bien volontiers -, on n’allait pas faire les malins.
On a entendu dire que lui, il était encore un gamin, douze ans, paraît-il, il avait trouvé le moyen de discuter avec les savants de Jérusalem et il les avait, semble-t-il, un peu recadrés. Déjà. Ça avait interloqué ses parents quand ils l’avaient retrouvé au milieu de l’académie : « Je dois m’occuper des affaires de mon Père », avait-il expliqué. C’était quand même une façon pas courante de parler de Dieu : mon Père…
Ce qu’il nous dit maintenant, c’est de la même veine. On a l’impression qu’il surcharge la barque – dernières recommandations, c’est son testament, notre feuille de route après tout -, mais en fait, pas du tout : je vous l’ai dit, il a une façon toute naturelle, toute maternelle, de s’y prendre avec nous : il répète, mais de façon différente à chaque fois, pour qu’on comprenne bien ; il n’en rajoute pas, car que nous dit-il ? Que garder, observer ses commandements, l’aimer lui, tout spécialement, et accueillir le Souffle de vérité, c’est au fond la même chose et ça nous dessine un style de vie.
Ça fait, tenez par exemple, qu’on va prêter attention aux détails. Les détails, on a l’habitude de les survoler sans trop y penser ; or le détail, c’est l’essentiel de notre quotidien, même si on ne mène pas une existence plantureuse : ce qu’on va avoir dans notre assiette à midi, ce que pourra grignoter le gars qui fait la manche au coin de la rue, ce que les enfants auront aimé et retenu de la journée à l’école, ce que j’aurai supporté et apprécié avec les collègues et comment j’aurai pu donner un coup de main, ce que devient la vieille voisine à côté qui est toute seule… Tout ça, c’est des détails, mais c’est ça, l’essentiel…
Oh, c’est vrai, la vie est parfois bien chiche, elle restreint nos appétits et nos envies, surtout quand il y a quelque sécheresse et la disette qui s’ensuit. Encore que nous, on est des campagnards, on s’en tire mieux. Mais lui, il nous l’a fait comprendre : pas question d’être le maître à bord, de tout avoir en main, parce que les greniers sont pleins et les stocks assurés pour pas mal d’années. Mais non, il faut s’habituer à vivre au présent : « À chaque jour suffit sa peine, demain s’occupera de lui-même », il nous l’avait bien dit et c’était de bonne sagesse. Au jour le jour et chaque jour a ses consolations et ses désolations On ne sait pas d’avance, on est bien en mal de prévoir et de déterminer ce que sera demain ; et s’en convaincre, c’est gagner en intériorité et en sagesse. Perle précieuse, inaltérable, intransmissible : il nous a même dit une parabole là-dessus, et qui nous a bien parlé.
Cette sagesse qui est la sienne et qui paraît venir du bon sens, est quand même déconcertante. Heureusement que son Souffle filial nous viendra en aide ! Quand il nous a dit, par exemple, que le dépouillement est un enrichissement : comment le comprendre, quand on surveille sa cagnotte sur son livret A ? Et pas seulement, quand on fait tout pour l‘éviter, ce dépouillement, en surajoutant des occupations tant qu’on eut, et des divertissements par-dessus le marché ! Et pourtant, on a bien envie d’autre chose que la vie d’avant, où on patauge dans l’angoisse d’avoir mal fait, où on a l’estomac serré par la peur.
Mais avec lui, ça se dénoue : oui, on n’est pas des rabat-joie, on fait usage du monde, de ce qui nous est donné, on mange ce qui nous est servi (il y a du bon et du moins bon), on reçoit et on donne l’hospitalité (il y a du chaleureux, mais aussi du glacial) ; et ainsi la vie se dilate, devient libre, spacieuse, printanière….
….. Elle fleurit dans ces liens que nous tissons entre nous, ce qui demande de la patience, car nous y partageons nos attentes, nos déboires et nos espoirs, nos déceptions et notre espérance.
Vivre ainsi, c’est garder ses commandements, et « celui qui garde mes commandements, c’est celui-là qui m’aime ; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père ; moi aussi, je l’aimerai et je me montrerai à lui ». Autant dire que c’est la fin – combien attendue, combien espérée – de ce discours punitif sur le Dieu terroriste qui nous fiche les chocottes à nous envoyer malheur sur malheur. (On n’a même pas besoin de lui pour ça, le plus souvent on se les fabrique nous-mêmes, les malheurs, souvent l’imprudence, presque toujours la convoitise…)
C’est aussi la fin de la prière rabâcheuse qui ressasse pour obtenir satisfaction : infantile ! Non ! sobriété et discrétion avant tout dans tout ce que nous demandons à notre Père qui sait avant nous-mêmes ce dont nous avons besoin : on lui dit « s’il te plaît », parce qu’on a confiance, et puis « merci », si ça nous est donné ; mais si ça n’en prend pas le chemin, on murmure : « puisque tu le veux…. je me remets entre tes mains, ainsi soit-il ».
Cela dit, nous lui présentons le monde tel qu’il est, tel qu’il est déchiré et qu’il souffre, tel qu’il se réjouit aussi – et nous avec, sans faire bande à part, puisque nous sommes accompagnés par l’Ami fraternel : c’est là accomplir notre sacerdoce de baptisés, puisque nous sommes disciples de son Fils. On est de pauvres commissionnaires et on lui dit : regarde un peu celui-là qui est si malade, pense à cette famille qui est submergée de malheurs, n’oublie pas ce foyer qui a tant de mal à tenir la tête hors de l’eau…
« En ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi et moi en vous ». Ah ! c’en est fini du barnum qui stupéfiait et qui écrasait les foules. C’était le fonds de commerce de la Religion, mais avec Jésus, c’est fini. Le Père trouve sa gloire non plus dans le grand spectacle, mais à se glisser dans les interstices de notre respiration, dans nos efforts pour être plus humains et nous défaire de notre prétention à toujours détenir les bons outils pour maîtriser l’impondérable, l’incomplétude qui nous échappe. Non, tout au contraire, consentir à l’incertitude, et même au vide, et même à l’inconnaissance ; et de cette façon, conjurer le désarroi des désemparés : c’est sans doute comme cela que nous pourrons mieux encore consoler, humaniser notre humanité, et le Père y trouvera sa gloire !
Rueil-Malmaison, 17 mai 2020
6ème dimanche de Pâques (année A)
Aux catéchumènes à Sainte-Thérèse