TOUCHER , ÊTRE TOUCHÉ… CROIRE – Jean, 20
par le Père François Marxer
Je vous le faisais remarquer le jour de Pâques, combien Jésus, alors qu’il vient à la rencontre des trois Marie qui reviennent du tombeau désormais ouvert, toutes tremblantes de joie, combien Jésus, dans la genèse de ce jour nouveau, est amical, attentionné et même fraternel. On ne l’avait pas connu à ce point jusque là ; et cela se confirme huit jours après, si on se met à l’écoute de l’évangile de Jean.
Que ces femmes s’empressent de se prosterner et de l’étreindre, forcément, quoi de plus normal ! Tant de passion, d’admiration, de fidélité, ne peuvent que se dire sur-le-champ, et dans ce geste de spontanéité affectueuse. Il ne va pas le leur reprocher, même s’il n’est pas bon que cela dure : « Ne me retiens pas… » a-t-il murmuré doucement à Marie Madeleine, puisque, comme il a essayé de le faire comprendre à ses disciples désarçonnés, « mieux vaut pour vous que je m’en aille ; vous serez mes témoins », mais les témoins ne voient souvent que les apparences.
Tant de patience de sa part, tant de délicatesse à notre égard, comment ne pas l’aimer ?
Thomas, ce dimanche, au fond, c’est la même chose et c’est autre chose. On a eu tort de le taxer d’incrédulité, et même d’incroyance. Non, c’est un réaliste, un homme d’expérience, un familier de l’habileté pratique, il sait évaluer les situations, et il devine à l’avance ce qui pourrait bien se passer. Tenez, quand Lazare tombe malade et que les deux sœurs en avertissent Jésus un peu tard quand même, et que lui se décide à rentrer en Judée, à ses risques et périls, que dit Thomas qui pressent que ça va mal se passer ? « Allez, les gars, nous aussi on y va, on ne va quand même pas le lâcher dans ce moment bien difficile ! » On y va, mais on ne se fait pas d’illusion.
Un peu plus tard, c’est le dernier repas avec eux, à la veille de la Pâque, et Jésus leur dit : « Je vais vous préparer une place. De toute manière, vous savez le chemin ». Et Thomas d’avouer avec franchise : « Nous ne savons même pas où tu vas. Alors, comment saurions-nous le chemin ? Il faut nous donner un peu d’explication. » Et l’explication sera prompte, ramassée, lapidaire : « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne peut aller vers le Père, sans passer par moi. » À bien des égards, notre Thomas ressemblerait à Philippe, plus passionné semble-t-il, et la candeur en plus, et qui, lui, demande : « Montre-nous le Père, et cela nous suffit… »
Passionné ? Oh, Thomas ne l’est pas moins. On allait droit au désastre, et quand la catastrophe est arrivée, que tout était terminé, lui est allé aux nouvelles, il a l’air de mener sa vie indépendamment des autres. Solidaire de la peur qui vous gagne les uns et les autres, très peu pour moi, camarades. Il faut s’activer, ne pas rester verrouillés, la trouille au ventre. Qui sait ? si, bien sûr, tous se sont envolés comme une nuée de moineaux, quand ils ont vu débarquer la flicaille, armée jusqu’aux dents, dans la pénombre du jardin des Oliviers…. lui, Thomas , il me semble qu’il patrouille dans les venelles de Jérusalem, il est aux aguets, sans trop se faire remarquer, pas comme Simon-Pierre qui, lui, est allé se jeter dans la gueule du loup, en se glissant dans la cour de la maison du grand-prêtre.
Restons donc prudent, mais trois jours après, il sait ce qu’il en est, les nouvelles circulent vite : tu sais, le prophète qui venait du Nord, et on disait à demi-mot qu’il serait le libérateur d’Israël, eh bien ! liquidé… Alors, ce que vous me dites là, camarades, c’est des racontars. Et vous me dites que vous l’avez vu ! Eh ben, quelle chance vous avez eue ! Mais moi, voyez-vous, je l’aime trop, pour que je vous croie comme ça, sur facture, sans vérifier. Eh ! des fois que vous ayez eu des hallucinations ! quelle déception ce serait en fin de compte…
Je vais vous dire, soyons concrets, moi, je veux le voir de mes yeux, je veux le toucher de mes mains. Ce que vous me racontez ne me suffit pas. Tenez, je regarde mon compte tweeter, et qu’est-ce que je vois ? que le Sanhédrin raconte, témoignage des soldats à l’appui, que c’est nous qui sommes venus, la nuit, chaparder son corps… Qu’est-ce que vous voulez que j’en conclue ? Que vous avez raison ? Pas sûr. Que vous avez brodé là-dessus ? Pas sûr non plus. Oh, non pas pour vous faire mousser, mais ce serait si consolant….
D’accord, vous avez été touchés, je le vois bien. Mais moi, rien du tout. Que voulez-vous, Jésus n’est pas abstrait pour moi, ce n’est pas un concept. Je voudrais être touché, remué, et que ça me transforme, que je sorte de ce petit désespoir où je suis en train de m’enfoncer… Mais pour ça, il faudrait que je le touche, pas tellement le palper avec mes doigts, que j’en sois sûr, mais que ce que j’attends – car il compte pour moi, pour vous aussi, d’accord, je sais – que ça puisse le toucher, qu’il en soit ému, remué, qu’il fasse attention à moi et que nous puissions nous rencontrer vraiment, d’homme à homme. Voyez, c’est ça que je veux, je le dis comme je peux ; je veux le toucher pour qu’il me touche.
Huit jours plus tard, ils sont toujours là, ils ne sont pas pressés, pourtant Jésus leur avait fait dire par les femmes, de rentrer chez eux, en Galilée, mais que voulez-vous ? c’est ainsi, les hommes sont lents à se mettre en route, ils vont à leur rythme, Jésus ne va pas le leur reprocher, il s’adapte, il a tout son temps… « La paix soit avec vous » : les mots qui redonnent confiance en lui et en nous.
Mais cette fois, Thomas est bien avec eux, il n’a pas voulu rater le rendez-vous (car il y a rendez-vous tous les dimanches, en tête de la semaine). Et c’est à Thomas qu’il s’adresse avant tout : le contrat que tu m’as proposé, j’accepte, allez, avance tes doigts ici, mets ta main dans la blessure… Il ne lui fait pas la leçon, il ne va pas le gronder en faisant les gros yeux en lui disant : « T’as pas honte ! », mais plutôt, avec une sorte d’ironie amusée : « Touche-moi donc, essaye donc un peu, allez… » Toujours la même douceur qui ne s’étonne de rien chez ces humains qui le surprennent, décidément !
Thomas ne touche pas, Thomas ne palpe pas, même si Jésus lui a dit : allez, vérifie, mon gars ! Non, juste trois, quatre mots dans sa bouche : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Je ne sais s’il a crié, comme foudroyé, ou s’il a murmuré ; c’est sobre, c’est court, c’est limpide : « Tu es mon Seigneur et tu es mon Dieu ! »
Ce qui a changé ? Évidemment, je pourrais dire comme tout le monde : il est le Seigneur, le Dieu de l’univers, comme on dit au caté ou à la synagogue, mais ça laisse froid. Maintenant, c’est du cœur à cœur, il est mon Dieu, il est mon Seigneur, à moi, pour moi, comme il l’est, pareil pour vous. Votre témoignage, c’est bien, mais ça ne remplacera jamais. Ce que j’ai éprouvé, ce que je vis avec lui, ce n’est plus de la croyance qui ne touche personne et dont, on le comprend, on peut se défier, on peut se méfier (ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose).
Mais là, maintenant, je lui fais confiance, je me fie à lui, vous voyez. C’est ça, la foi ; c’est perso, d’accord, mais c’est pour ça que je m’accorde à ce que vous-mêmes, vous avez vécu et que vous m’avez dit. Oui, je me rends compte que je suis allé trop loin, mais, que voulez-vous, je l’aime !… Comment, d’ailleurs, ne pas l’aimer ? Et encore, nous, on a eu de la chance : pendant trois ans, nous l’avons accompagné, suivi, parce qu’il nous avait appelés pour ça, on a vu ce qu’il faisait, comment il s’y prenait avec la misère des gens, on l’a entendu dire des poèmes et des paroles de sagesse, on a appris de sa bouche et on a retenu.
Mais il y a tous les autres, ceux d’aujourd’hui et ceux de plus tard, plus nombreux encore, qui n’auront pas vu de leurs yeux, qui n’auront pas entendu de leurs oreilles. Nous, avec ce que nous avons retenu, nous pourrons les mettre sur la piste, mais quant à l’aimer, ça, ça dépend de lui, comment va-t-il les toucher ? Il doit bien avoir une petite idée là-dessus.
Vous avez l’habitude, camarades, de m’appeler Didyme, le Jumeau, un jeu pour vous moquer de moi. Vous avez raison, mais ce jumeau, je l’ai perdu de vue. J’ai l’impression quand même que ce jumeau, je le retrouve dans tous ceux que lui, plus tard, il aura touchés, bouleversés dans leur vie ; pour eux, oui, il sera leur Seigneur et leur Dieu, et eux, ils vont l’aimer. Moi, j’ai tout compliqué, je me suis cru malin, mais pour eux, ce sera simple (même s’ils n’échapperont pas aux difficultés, oh non ! loin de là). Oh oui, heureux seront-ils, tous ceux-là qui lui feront confiance sans l’avoir vu, qui l’aimeront sans le voir encore et ce sera pour eux une joie inexprimable que personne ne pourra leur enlever, leur ravir (1 Petr. 1,8 ; Jn 16,22).
Rueil-Malmaison, 19 avril 2020 : dimanche « in Albis »
(« in albis » parce que, aux origines de l’Église, les nouveaux baptisés déposaient ce dimanche le vêtement blanc qu’ils portaient depuis le baptême reçu à Pâques – note du copiste)