Être préféré : la plénitude de l’élection – Exode 17, 3-7
par le Père François Marxer
Au livre de l’Exode, ce dimanche, voilà Moïse. Et c’est plutôt un recommencement. « Va vers toi-même », c’est ainsi que le Seigneur Dieu s’était adressé à Abraham. Abraham y était parvenu, mais au prix de quelles mésaventures, de quelles péripéties ! Pour ce Moïse que nous voyons agir et réagir, ce sera encore plus compliqué, plus embrouillé. C’est déjà un humain qui n’aurait pas dû vivre, c’est un miraculé en quelque sorte ! Le Pharaon d’Égypte avait ordonné d’éliminer tous les garçons qui naîtraient parmi les enfants des Hébreux : une décision cynique de pur calcul politique et démographique. Mais les femmes ne l’avaient pas entendu de cette oreille. À commencer par celle qui avait mis au monde ce beau bébé et qui l’avait caché trois mois durant avant de le placer dans une corbeille et de le confier à la providence des dieux qui veillent sur les eaux du Nil. À commencer par la fille de Pharaon lui-même, qui découvre la corbeille, qui identifie l’enfant : « C’est un petit des Hébreux », et décide de l’adopter et de l’élever, non sans lui donner son nom : « Moshe » (Moïse), « car, dit-elle, je l’ai tiré des eaux ».
Cet enfant, ce Moïse, a donc deux mères, celle, juive, qui lui a donné la vie – et qui sera d’ailleurs sa nourrice qui l’allaitera -, et celle qui lui a sauvé la vie, la princesse égyptienne, qui va l’élever comme un enfant d’Égypte. Deux mères, double origine : voilà qui ne va pas faciliter l’accomplissement de sa personne. Mais je reviens à ce nom qui lui a été donné, qui constitue son identité. Moshe (Moïse), car « je l’ai tiré des eaux », explique la mère égyptienne. Et là, plus que jamais, recommencement : car au tout premier commencement, celui de la Création – nous lirons cette page inaugurale du livre de la Genèse dans notre nuit de Pâques, celle de votre baptême, mes chers catéchumènes -, au commencement, le monde aura été tiré des eaux primordiales, ces eaux dangereuses et chaotiques, qui menacent de mort les êtres vivants. Moïse, lui aussi, tout bébé, est tiré des eaux de la mort. Toujours avec lui, Moïse, qui arrache ses frères hébreux à la terre d’Égypte qui est aussi terre de la servitude sous le pouvoir tyrannique de Pharaon, ce peuple de ses frères hébreux va naître à la vie de liberté, en traversant les eaux de la mer Rouge qui seront pour lui comme les eaux utérines, les eaux matricielles. Et c’est bien d’une naissance qu’il s’agit, ce que nous fait comprendre le conteur biblique en nous montrant que le peuple passe entre deux murailles d’eaux qui ouvrent le passage – le passage, la Pâque -, comme le bébé vient au monde entre les deux cuisses maternelles qui ouvrent le chemin de sa vie à vivre et à conquérir. Nous lirons cet épisode de l’Exode, à nouveau durant notre nuit de Pâques, puisque c’est à travers l’eau que vous suivrez le Christ, qui a traversé les grandes eaux de la mort pour resurgir à la vie ensoleillée d’éternité.
Moïse, je m’adresse à toi ma intenant : ce peuple de tes frères, tu les as embarqués dans une folle aventure, celle de la vie plénière, de la vie libre, de la vie pleinement libre. Oh, bien sûr ! les incidents ne vont pas manquer, et sérieux parfois, car cette vie libre, cette vie à laquelle le Seigneur Dieu invitait Abraham, « ce pays que je te montrerai », cette terre qui t’est promise, il faut la conquérir autant que la recevoir ; il faut se disposer – et cela demande des efforts, une persévérance, ça ne va pas de soi -, il faut se disposer à la recevoir avec reconnaissance et se laisser façonner par elle.
Aspirer à cette liberté heureuse, plénière, voilà ce que veut, ce que souhaite notre désir profond, mais c’est un risque aussi, et la sécurité ne s’y retrouve pas forcément. Sécurité contre liberté, les humains ne sont jamais sortis de ce dilemme. Au plan intérieur et spirituel, ça donne : l’aventure de la grâce contre l’obsession du rituel, le chant de la création contre la pétrification de l’institution. Le rituel est bon certes, l’institution est bonne, mais s’ils en viennent à s’ossifier, à quoi donc peuvent-ils servir, que pouvons-nous en faire ? Or, comme le dit si bien et si simplement le Frère Jean-Yves Quellec, moine de l’abbaye de Clerlande(1) « on ne peut répondre à un appel qu’en donnant corps à un projet»….
Sécurité contre liberté, risque contre certitude… et les incidents vont se multiplier. Toujours la même chose : la situation devient précaire, périlleuse, incertaine, et voici que la nostalgie vous reprend : ah. en Égypte, ces chaudrons de viande, tous ces bons légumes, concombres et oignons, on avait à manger tout notre saoul ! Regarde, Moïse, dans quelle misère tu nous as fourrés ! Et à boire, on avait de l‘eau comme on voulait ; pour nos troupeaux, nos moutons et nos chèvres, il n’y avait pas de problème pour les abreuver… La révolte gronde, une fois de plus, vous l’avez entendue…
Oh ! c’est vrai, en Égypte – l’Égypte, c’est dans notre langue Hitzaïm, c’est la terre de la technique et il faut servilement servir la technique – en Égypte, nous étions pieds et poings liés sous la férule de Pharaon ; Pharaon était un tyran, la vie était dure – les travaux forcés, à bâtir ses grands projets d’architecture. Mais au moins, on avait à manger, on avait à boire. On était dépendant de ce despote, mais on avait en contrepartie satisfaction de tout ce dont on avait besoin.
Et tu nous as promis, toi, Moïse, que nous irions vers la liberté. On a eu très peur, c’est vrai, quand on était talonné par l’armée égyptienne, mais on a passé la mer – in extremis, d’accord, mais on a passé ; et alors on a cru en toi, on a cru en toi et en ton Dieu dont tu nous dis qu’il est le nôtre, le Dieu de nos aïeux, Abraham, Isaac et Jacob (Jacob, qui s’appelle aussi Israël, et Israël, c’est aussi notre nom à nous tous réunis).
Tu nous as promis, et nous voilà dans le désert. On n’en mène pas large, et il faut qu’on continue à croire en toi, à te faire confiance, à toi et à ton Dieu. Oui, croire en toi, car toi seul connais le désert, les passes et les sources, les points d’eau de ce désert que tu as arpenté quarante ans durant. Pas moyen de faire autrement que de te suivre ! Et notre Dieu, tu nous dis d’avoir confiance en lui, on veut bien, mais lui, on ne le voit pas, tandis que toi, on te voit, et on voit aussi que ce Dieu-là, toi tu le vois, face à face, et tu lui parles et il te parle, vous êtes comme deux amis très proches.
Quand tu nous as dit, parce que c’était la promesse de notre Dieu, que nous allions être libres, on a dit : d’accord, une promesse comme ça, ça ne se refuse pas ! Et on a pensé qu’on allait être indépendant puisqu’on serait libéré de la main de Pharaon. Mais bernique ! rien du tout ! on reste dépendant de toi qui nous guides, comme toi tu es dépendant de ce Dieu qui t’a appelé. (Et on se doute que lui aussi dépend quand même un peu de nous, car si on ne répondait pas à son appel, si on ne répondait pas « me voici », pourrait-il être vraiment, être parfaitement Dieu ?) On comprend maintenant qu’être libre, ce n’est pas chacun dans son coin : la liberté, ça se construit, et ça se construit ensemble ; et c’est pour ça que notre Dieu, tu nous dis qu’il nous a appelés, qu’il nous a assemblés, rassemblés, qu’il nous a convoqués. Et le mot dans notre langue (ça se dit Qahal) se traduira plus tard chez les Grecs par ἐκκλησία (« ekklésia »). Tiens, ce mot-là, ça nous rappelle quelque chose, oui, c’est un beau projet, l’ecclésia, l’Église, et on n’a jamais fini de lui donner corps.
Plus tard, bien plus tard, un disciple fervent de Moïse, un certain Paul de Tarse, à qui le Christ s’est manifesté, Paul aura rappelé à ses chers chrétiens de Corinthe, comme à nous-mêmes, que « lors de la sortie d’Égypte, nos pères étaient tous sous la protection de la nuée et que tous ont passé à travers la mer. Tous, ils ont été unis à Moïse par un baptême dans la nuée et dans la mer ; tous, ils ont mangé à la même nourriture spirituelle ; tous, ils ont bu à la même boisson spirituelle, car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher, c’était le Christ » (1 Cor 10, 1-4).
Ainsi Moïse et les siens ont été baptisés dans la mer et dans la nuée – cette même nuée lumineuse qui enveloppait les trois disciples, Pierre, Jacques et Jean, dimanche dernier, sur la montagne de la Transfiguration – et ce fut naissance et renaissance même au prix de l’épreuve du désert qui est épreuve du désir. Et nous tous ensemble, nous sommes entraînés par Jésus, le nouveau Moïse, pour traverser avec lui les eaux de la mort – autrement dit, de la vie insignifiante et indésirable, de la vie incarcérée -, nous mangeons le pain spirituel de l’Eucharistie et nous buvons au rocher spirituel de la Parole qu’est le Christ, et nous sommes – et vous allez être, chers catéchumènes – marqués du sceau du Christ qui est l’Esprit de lumière et de sainteté.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
15 mars 2020 3ème dimanche de Carême
(1) Jean-Yves Quellec : ancien prieur de l’abbaye bénédictine de Clerlande (Brabant wallon, en Belgique), écrivain et poète (1945-2016) ; prêtre en 1969 (diocèse de Quimper), il est d’abord vicaire à Saint-Louis de Brest, puis à Paris dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés ; il entre plus tard dans cette abbaye Saint-André de Clerlande. Il a publié des livres sur la liturgie (il œuvra à son renouveau), la spiritualité et la vie quotidienne ; excellent orateur, il prêcha souvent à la cathédrale Notre- Dame de Bruxelles.