La perfection selon notre Dieu – Mt 5,38-48
par le Père François Marxer
Nous avons gardé en mémoire, du moins je l’espère, et dans notre mémoire profonde, indestructible, intense et cordiale, ce qui était le pari de la sagesse de Jésus : « Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux ». On pourrait traduire : si ce qui justifie votre vie, lui donne du sens, de la signification et même de la saveur, ne va pas au-delà des exploits de ces professionnels du littéralisme que sont les scribes, de ces champions de l’intégrité morale que sont les pharisiens, eh bien ! dites-vous que vous aurez raté votre vie !…
Dont acte (même si c’est un peu fort de café). Il est donc question de dépasser, de surpasser, de dépassement. Mais comment allons-nous faire pour aller plus loin que ces parangons de la vertu ? Ça ne paraît pas être de l’ordre de la concurrence où il nous faudrait dominer, ni dans le registre de la compétition : cela, nous le laissons sans peine aux obsédés du « Moi d’abord » ou bien de l’ « America first ». Ceux-là sont obnubilés par la puissance ; mais ils comprennent la puissance comme la capacité de rouler ses mécaniques et d’écraser les autres. Ce qui est bien pauvre, bien misérable après tout.
La puissance, ce peut être aussi une potentialité, les potentialités à développer, à déployer. Et cela irait sans doute mieux dans la perspective de Jésus qui déroule imperturbablement ses injonctions selon la logique : « Vous avez appris…. eh bien moi, je vous dis ». Dire les choses de cette manière, c’est parler avec autorité, à s’inscrire en faux contre ce que vous avez appris, en clair : contre la tradition des anciens, ce qui est réputé sagesse immuable, vérité immémoriale.
Disons qu’en l’affaire, la tradition – dont on peut être légitimement fier, puisqu’elle assure continuité d’une transmission et fidélité à un héritage, et voilà qui n’est pas négligeable dans notre monde qui est en constante mutation et bouleversement – la tradition, ici, ne s’en tire pas avec les honneurs de la guerre. À lire l’évangile de Marc, les griefs sont encore plus tranchés : vous destituez, accuse Jésus, le commandement de Dieu pour instituer votre tradition, et ainsi vous annulez la Parole de Dieu (1).
C’est juste et il ne faut pas s’y tromper : la/les traditions ont une tendance naturelle, une inclination spontanée à détailler et à proliférer dans la minutie. Tout prévoir, tout réglementer, si bien que, finalement, c’est aussi impraticable qu’exaspérant. Alors, il faut bien biaiser, trouver des sauf-conduits, négocier de petits arrangements entre amis, pour s’en tirer sans dommages, réputation intacte, honorabilité reconnue, et ainsi on tire des selfies à tire-larigot, mais dans le concret de la vie où on se dépatouille comme on peut, eh bien ! on se débrouille… Et Jésus qualifie d’un mot ce manque de loyauté : hypocrites ! On ne saurait mieux dire.
« On vous a dit, moi je vous dis ». « Ainsi vous avez appris qu’il a été dit : ‘‘Œil pour œil, dent pour dent’’ ». Formule simple d’une rétribution punitive d’exacte équivalence. On a l’impression, Seigneur, que vous êtes en désaccord, pourtant c’est quand même un fameux progrès. Cela, les juristes l’ont bien remarqué : car la tendance naturelle de l’animal humain, c’est de répondre à la violence dont il est victime, par un surcroit de violence, et ainsi se met en place le mécanisme fatal de la vendetta dont on sait les ravages dans ces familles au sang chaud qui abondent sur le pourtour méditerranéen ; et ainsi, pour le vol ou la mort d’une malheureuse poule, on collectionne des meurtres en cascade, au fil des générations qui finissent par ne plus savoir les motifs de ces antagonismes meurtriers. La loi du talion met fin à cette fatalité, et de deux manières : déjà, en établissant la règle d’une proportionnalité stricte ; et ensuite, en rappelant à celui qui se réclame de son statut de victime, qu’il n’est pas peu contaminé, lui aussi, même de loin, par la pulsion de la violence. Aucun d’entre nous n’est indemne de cette agressivité foncière ; et la loi intervient pour nous donner un protocole régulateur qui nous permet de vivre ensemble sans que ce soit la guerre de tous contre tous, comme le prédisait le philosophe anglais Thomas Hobbes. Et cependant, Seigneur, cette loi, en dépit de ses heureux effets, ne vous suffit pas. Que nous dites-vous ? « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre ». Ça, Seigneur, c’est quand même difficile à digérer : parce qu’une gifle, un soufflet, c’est une insulte grave, vous n’avez qu’à demander au vieux don Diègue qui va demander à son Rodrigue de fils, le Cid Campeador, de venger cet affront dans le sang. Alors, ce que vous nous dites, c’est presque un encouragement au masochisme, et nous pouvons nous inquiéter. Ou du moins comprendre le reproche qu’on nous a fréquemment adressé d’entretenir une complaisance doloriste.
Oh ! ce dolorisme qui serait la marque de fabrique, le péché originel pour tout dire, de la piété chrétienne ! Ce serait le poison que nous aurait inoculé un Dieu pervers, selon la juste expression de Maurice Bellet. Et on en a souffert, de ce Dieu pervers qui nous tient ligotés, et on comprend pourquoi il y en a tant et tant qui ont voulu s’en libérer et l’ont envoyé promener. Oh ! ils avaient bien raison.
Mais comment leur faire comprendre que le Dieu de Jésus, le Dieu de l’Évangile, ne cherche pas à nous piéger, mais qu’il veut avant tout notre bien ? Et qu’a priori, en dépit de toutes nos bourdes et nos dérapages, nous sommes a priori justifiés ; d’entrée de jeu, nous sommes approuvés, parce qu’il nous tient en haute estime. Il nous croit capables, avant toute chose, alors que nous, nous nous estimons coupables. Et ça nous fait peut-être plaisir de nous présenter ainsi, comme coupables, corde au cou comme les bourgeois de Calais. Au fond, c’est peut-être bien nous qui aurions le cœur pervers à nous flageller ainsi pour pas grand-chose. Et Dieu supporterait que nous le revêtions ainsi de ce masque de laideur qui est le nôtre, pour pouvoir ensuite mieux nous aborder, d’égal à égal…
Oui, nous sommes capables avant toute chose : et c’est vrai en l’affaire, gâchée par cette malheureuse traduction de joue droite et de joue gauche – le traducteur grec n’a pas compris grand-chose aux mots araméens de Jésus. Ce qu’il voulait dire, c’est que, si ton rival t’agresse avec violence, toi, tu ne vas pas répliquer avec violence à ton tour, mais tu auras un visage contraire au sien : lui, c’est la fureur ; toi, ce sera la douceur, un visage de calme, de maîtrise et de douceur, et ça, tu en es capable…
Alors, ce Dieu-là, O.K., Seigneur, et on comprend votre invitation. « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». Et je crois, Seigneur, que celle qui l’a le mieux compris, c’est – une fois encore – notre chère Marie-Noël (Notes intimes, page 99) :
« Je n’ai pas envie d’être parfaite comme l’homme parfait est parfait. Je n’ai pas envie d’entretenir en moi cette conscience policière qui épie tous les entiers pour saisir le péché qui passe. Je n’ai pas envie de prendre cette sacrée fatigue qui, nuit et jour, mesure, ajuste, taille, rogne, rabote, reboute, pour tirer de l’arbre noueux – l’arbre vivant – une juste planche de cercueil.
Je voudrais être parfaite comme le Père est parfait. En Lui est la Loi, mais en Lui, le Jeu. Son œuvre est Séraphin, mais papillon aussi. Elle est cieux, étoiles, obéissance d’astres, mais aussi, feu, vent et caprices des nuages.
Il s’amuse à des fleurs. Il a inventé pour rire (si ce n’est pas pour rire, pour quoi est-ce ?) les queues d’écureuil, les plumes de paon, les pattes de cigogne, les trompes d’éléphant, les bosses de chameaux et de dromadaires. Et s’Il trouve du plaisir – peut- être – à ce qu’un saint moine tenté se donne, de nuit, la discipline, Il bénit aussi d’un sourire le chevreau qui danse, la poule qui pond et le bouc à la longue barbe qui court sus à sa biquette.
Je voudrais que mon âme aussi – et mon œuvre aussi – fût ordre et fût fantaisie. »
Rueil-Malmaison, 22 et 23 février 2020 – 7ème dimanche du temps ordinaire (année A)
Sainte-Thérèse et Notre-Dame de la Compassion
Note du copiste : se reporter à Marc 7. 8 ;13