Baptême du Christ – Ac 10,34-38 et Mt 3, 13-17
(méditation inspirée du poème de J.-P. Lemaire, Baptême, dans Faire place – Gallimard, 2013)
par le Père François Marxer
Baptême de Jésus dans le Jourdain : épiphanie, deuxième épiphanie du Christ, avant la troisième aux noces de Cana. Épiphanie, autant dire : manifestation. Ça paraissait tout simple ; en fait, c’est plus compliqué que ça en a l’air. Car au fond, il y a deux baptêmes : celui de Jean le Baptiste sur les rives du Jourdain, et puis celui de l’Église des chrétiens, le nôtre, celui que nous avons reçu ou que nos catéchumènes s’apprêtent à recevoir.
Et nous penserions volontiers que c’est celui-là qui est le plus important, et donc que le baptême, cette plongée dans les eaux vives du Jourdain que Jean le Baptiste administre à ceux qui viennent l’écouter et décident d’adopter un nouveau style de vie, mieux accordé à la promesse du Règne de Dieu qui vient – que ce baptême de Jean n’est jamais qu’un préalable, un galop d’essai si je puis dire, pour se mettre enfin à vivre la vraie vie. Alors, pourquoi accorder tant d’importance, pourquoi célébrer dans notre liturgie, ce qui ne serait après tout qu’une petite anecdote qui marque le début de l’existence publique de Jésus ?
Oui, pourquoi ? d’autant plus que le fait que Jésus demande à Jean d’être baptisé par lui, cela ne va pas sans difficulté. Cette plongée dans les eaux vives et purificatrices du fleuve était proposée aux pécheurs, à tout un chacun, à quiconque se savait en délicatesse avec les exigences de l’Alliance de notre Dieu : et qui ne l’était, en difficulté ? Il fallait avoir la présomption – ou l’inconscience ! – des perushim, des pharisiens, pour estimer qu’on était impeccable, irréprochable, ou bien alors afficher la morgue des milieux du pouvoir, sadducéens ou hérodiens, pour penser qu’on était au-dessus de la mêlée, rien à voir avec cette tourbe malodorante du petit peuple, de la racaille.
Mais la racaille ne se faisait pas d’illusion, elle se savait pécheresse, et le perfectionnisme des pharisiens et le mépris des sadducéens ne lui laissaient aucune chance de s’en sortir. Comment réussir sa vie profonde, comment accomplir la vérité de ce que je suis, cela, les baptistes – et Jean a été le plus célèbre d’entre eux – nous en ouvraient la possibilité : l’espoir était donc permis de n’avoir pas raté sa vie, quand bien même on était des gens de peu, des gens de rien, que les élites regardaient de haut.
On ne trichait pas, on reconnaissait franchement où on en était, même si ça n’était pas brillant, et puis aussi, ce qu’on désirait devenir. Et ce baptême que Jean administrait, ça marquait le point de départ d’un grand retournement, on allait pouvoir enfin être fier de soi-même et pouvoir aussi faire plaisir à Dieu, et peu importe que les gens-bien nous regardent de travers ! Alors, toute la pègre, les collecteurs d’impôts, les filles qui vivaient de leurs charmes, les soldats même, venaient tenter l’aventure de cette rénovation tellement improbable, et tous se faisaient baptiser. Ce baptême si populaire, si chargé d’espoir, c’était pour les pécheurs, pour ceux qui ne se faisaient pas d’illusion.
Alors, que Jésus demande à recevoir ce baptême, il y avait là quelque chose qui ne collait pas, ou du moins, ça n’allait pas de soi. D’ailleurs, vous l’avez entendu, Jean le Baptiste lui-même émet une objection : « Qu’est-ce que tu me demandes là ? Mais tu mets les choses à l’envers, c’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et c’est toi qui viens vers moi ! Ça ne va pas, allons, réfléchis ! »
Cette objection formulée par Jean, répond exactement à la stupéfaction, à l’incompréhension étonnée des premiers disciples quand ils ont repensé à ce que Jésus avait demandé au Baptiste : Jésus, cela était évident depuis sa Résurrection au petit matin de la Pâque, Jésus était pur, indemne de tout péché : les autorités religieuses, aidées par les politiques, l’avaient condamné et exécuté pour blasphème. Officiellement, c’était donc un maudit, et il avait terminé sa carrière comme le pire des pécheurs. Of-fi-ciel-le-ment ! Mais le Dieu vivant l’avait ressuscité d’entre les morts, il l’avait ainsi réhabilité devant tous et exonéré de toute culpabilité. Et, à bien regarder sa vie rétrospectivement, l’évidence s’imposait, comme le dit Pierre à Corneille, ce centurion romain qui l’avait invité (cf Ac 10) : « Ce Jésus, Dieu lui a donné l’onction d’Esprit saint et de puissance, il l’a manifesté comme son Messie aux yeux de tous, et partout où il passait – partout, car il ne sélectionnait pas les pays et les gens qu’il rencontrait – il faisait le bien – tout le monde a pu s’en rendre compte – et il guérissait tous ceux qui étaient sous le pouvoir du diable – il ne condamnait pas, n’excluait pas, ne rejetait pas, non ! il guérissait les cœurs malades, car Dieu était avec lui ».
Il faisait le bien. Tout était dit, et simplement dit. Et on s’en est rendu compte dès ce moment du Jourdain. Il est un homme comme tous les autres, on l’a bien reconnu à sa manière de faire et de se comporter, il est du peuple – il est charpentier de son métier, et ce métier-là, c’est pas la haute ! et il vient de Nazareth, et tous les Juifs le savent : de Nazareth, qu’est-ce qu’il peut sortir de bon ? – ; il est du peuple, il en a la dignité et la noblesse, il ne va pas jouer la supériorité cléricale ni l’exception élitaire. Tout le monde peut l’aborder et lui parler. Il ne frime pas et il ne va pas se pousser pour être au premier rang sur la photo…
Il est même entré le dernier dans l’eau glaciale du fleuve en ce début janvier. On était tous là, ceux et celles qu’on rencontre chaque soir autour du puits, le collecteur d’impôts, la fille qui vivait de ses charmes, et même des soldats. Tous, on a entendu la voix paternelle qui nous le désignait comme le fils bien-aimé. Les plus chanceux d’entre nous ont même vu comme un éclair bleu, comme une aile d’oiseau, comme une fente d’un instant dans le ciel tout gris de ce début d’année.
Ça n’a pas duré, mais on s’est tous regardé : on s’est dit en chuchotant pour ne pas troubler le grand silence de ce moment-là, que le gris du ciel était moins pesant, on ne savait pas pourquoi, et que le gris de la vie en était moins désespérant puisque notre Dieu voulait – enfin – nous dire quelque chose, nous montrer quelque chose. Il nous semblait bien qu’il voulait désormais « accomplir toute justice ». La sienne qui est vraie, pas celle des hommes qui n’est bien souvent que de l’arithmétique impitoyable.
Si vous êtes un praticien de la dévotion du rosaire, vous savez sans doute que le Baptême de Jésus au Jourdain, fait partie des Mystères lumineux que le pape Jean-Paul II a ajoutés à la triade traditionnelle, joyeux, douloureux, glorieux. Et j’imaginerais volontiers que Marie avait fermé sa maison de Nazareth pour descendre elle aussi au Jourdain et voir comment ça se passerait. Et elle avait entendu le murmure paternel venu du ciel, ça s’accordait si bien avec ce que l’ange lui avait dit quand il avait sollicité son acquiescement à ce que Dieu lui demandait. Et d’ailleurs, cette petite déchirure de bleu dans le ciel gris, ça ressemblait tellement à la douce et joyeuse lueur des ailes de Gabriel ! Son fils était ressorti de l’eau, il paraissait plus grand que Jean le Baptiste, comme si ses pieds n’avaient pas quitté le fond de la rivière, ce fond que tous les hommes finissent par toucher un jour ou l’autre – et ils ne s’en relèvent pas.
Jean le Baptiste a murmuré : « D’accord, il faut qu’il grandisse et que moi, je diminue ». Et de son index tendu, il l’a désigné à ses disciples : « C’est lui, celui qui était avant moi et qui maintenant, sera devant vous ». Et il s’est effacé en lui laissant ses disciples à lui. Marie est remontée à Nazareth et elle les a tous accueillis dans sa maison. Puis, un jour, quand il est parti, elle a fermé la porte pour aller entendre ses premières paroles, les premières leçons de la Sagesse. Ça allait dissoudre le ciel gris, et faire voir le ciel bleu, et même ce qui est au-delà du ciel bleu.
Rueil-Malmaison, 12 janvier 2020
Sainte-Thérèse