Nuit de la Nativité 2019 – Luc 2, 15-20
par le Père François Marxer
Les bergers, ces émissaires inattendus, sont donc repartis en glorifiant et en louant Dieu. Et Marie « retenait tous ces événements et les méditait dans son cœur ». Elle gardait ces événements : précaution attentive, vigilance de la mémoire ; et elle méditait dans son cœur : méditation, contemplation paisible, presque rumination savoureuse, étonnée, dans le trésor de son cœur – le cœur, l’amoureuse et profonde mémoire à l’intime de tout être humain…
Et que garde-t-elle ainsi dans ce trésor intérieur ? L’évangéliste saint Luc use pour le dire d’un mot bien singulier : rêmata [ῥήματα], ce sont les événements, oui, ce qui se passe, ce qui s’est produit, qui a eu lieu, mais ce sont en même temps des paroles ; loin d’être anodins, ils sont lourds de significations, ils parlent, ils interrogent ou ils éblouissent, ils étonnent l’intelligence : qu’est-ce à dire ? eh ! on n’en revient pas ! Et c’est le cœur qui ainsi est touché et qui donne toute son attention à ce qu’il y a toujours de plus Grand.
Qu’est-ce donc qui aura été l’objet de l’attention de Marie ? Eh bien, l’inattendu, ces bergers qui débarquent, qu’on ne connaissait pas, qui ne sont pas de la famille ; et surtout ce qu’ils rapportent de ce qu’ils ont entendu dans un éblouissement de lumière : que celui que tu viens de mettre au monde, Marie, et qui est ton premier-né, eh bien, il est le Sauveur qu’attendaient si fort les humains qui n’en peuvent plus, il est le Christ qui était promis, le Messie que tous dans notre peuple espéraient, et il n’est pas seulement le Messie du Seigneur, il est le Seigneur lui-même, il détient ce Nom qui est au-dessus de tous les noms.
Marie s’en serait-elle étonnée comme tous les autres de la famille qui apprenaient cela ? Non, car ce qu’elle entendait de la bouche de ces bergers qui parlaient d’Évangile, qui évangélisaient les uns et les autres, tous ces propos confirmaient, s’accordaient avec ce qu’elle avait reçu de l’Ange annonciateur : « L’Esprit-Saint te couvrira de son ombre et de sa puissance ; c’est pourquoi l’enfant qui va naître sera saint et il sera appelé ‘Fils de Dieu’ ». Comment ne pas m’émerveiller ! Décidément, Dieu a de la suite dans les idées, et quand il s’engage à agir en quelque chose, il y tient !
Ce bébé qu’elle a emmailloté et couché dans cette mangeoire, ce berceau de fortune ! elle lui parle, comme le font toutes les mères, et quand elle parle à son fils, elle parle à son Dieu ; et quand elle prie son Dieu, c’est son fils qu’elle prie. Mais que peut-elle lui dire ? quelle peut bien être sa prière ? Là-dessus, l’évangéliste reste bien discret, il ne nous dit rien, il ne nous évoque rien, il nous laisse à notre intelligence du mystère, à l’intuition de notre prière, de deviner ce que peut bien être cette prière secrète de Marie à son fils.
Et là, je prête l’oreille attentive à ce que nous en aura confié Marie Noël, la grande, l’immense poète du siècle dernier dans sa Ballade de la Mère-Dieu :
Mon Dieu qui dormez faible dans mes bras,
Mon enfant tout chaud sur mon cœur qui bat,
J’adore en mes mains et berce étonnée,
La merveille, ô Dieu, que m’avez donnée.
De fils, ô mon Dieu je n’en avais pas,
Vierge que je suis, en cet humble état,
Quelle joie en fleur de moi serait née ?
Mais, Vous, Tout-Puissant, me l’avez donnée. […]
De bouche, ô mon Dieu, Vous n’en aviez pas
Pour parler aux gens perdus d’ici-bas…
Ta bouche de lait vers mon sein tournée,
Ô mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.
De main, ô mon Dieu, Vous n’en aviez pas
Pour guérir du doigt leurs pauvres corps las…
Ta main, bouton clos, rose encore gênée,
Ô mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.
De chair, ô mon Dieu, Vous n’en aviez pas
Pour rompre avec eux le pain du repas…
Ta chair au printemps de moi façonnée,
Ô mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.
De bouche pour dire à tous l’heureuse nouvelle du Règne de Dieu qui vient, de main pour guérir les corps malades et toucher les âmes fatiguées et pour rompre le pain de fraternité, et de chair pour leur donner le pain d’éternité, Dieu, tout Dieu qu’il fût, Dieu n’en avait pas, et Marie les lui a données. Grâce à elle, Marie, il est devenu ce qu’il n’était pas tout en restant ce qu’il est, sans en être amoindri ou diminué. Il est Dieu et homme, sans nulle déperdition que ce soit. Au contraire, augmentation : d’être Dieu et homme, il est plus que Dieu seul ; d’être homme et Dieu, il est plus que l’homme seul.
Marie lui a donné ce qu’il n’avait pas : un visage pour qu’on puisse le voir, une voix pour qu’on puisse l’entendre, une peau pour qu’on puisse le toucher. Et ainsi peut-il devenir l’aîné d’une multitude de frères, de ces frères dont il ne rougit pas, car il n’a pas honte de nous, si peu reluisants que nous soyons, si fiers que nous nous présentions, quand il vient devant son Père et qu’il lui dit : « Me voici, avec tous les frères que tu m’as donnés ».
Ainsi, son immortalité aura débordé sur notre mortalité, et l’Immortalité en sera d’autant plus grande. Et cela n’aurait pas été possible si Marie n’avait pas acquiescé à ce que son Dieu lui demandait, si elle n’avait donné son Fiat, le oui de son consentement.
Et à cette heure, elle ne peut oublier, en priant son fils, sa prière d’il y a neuf mois pas tout à fait, son Magnificat, et comme devant sa cousine, la vieille Élisabeth, elle dit sa fierté d’avoir tout donné et son humilité d’avoir tout reçu.
Et cette même exultation, elle est aussi la nôtre, car si Marie a donné au Fils de Dieu son corps de chair dans l’histoire, nous, nous lui donnons dans l’histoire son Corps mystique qui est l’Église. Et nous lui donnons nos mains pour qu’il soit toujours à l’ouvrage, et nous lui donnons notre voix pour que son Évangile toujours se fasse entendre, et nous lui donnons notre cœur pour que toujours l’Amour puisse battre dans le monde ; et nous lui donnons notre chair – notre chair faillible, épuisée, douloureuse, affaiblie, vieillissante, amoureuse, exultante – pour qu’elle devienne sa chair, et lui nous donne sa chair éternelle, ressuscitée, pour qu’elle devienne la nôtre, ravivée, augmentée, multipliée…
Et nous lui donnons enfin ce qui est nôtre et que Marie aussi lui a donné :
De mort, ô mon Dieu, Vous n’en aviez pas
Pour sauver le monde… Ô douleur ! là-bas,
Ta mort d’homme, un soir, noire, abandonnée,
Mon petit, c’est moi qui te l’ai donnée.
Et nous aussi, pareil, notre épreuve, la peur qui vacille, le râle de l’agonie que tu ne connaissais pas, le calme du dernier sommeil que tu ne savais pas, nous te le donnons pour que soit épuisée l’ancienne création, pour que fleurisse et se déploie et fructifie nouvelle création : résurrection !
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
24 décembre 2019
Nuit de la Nativité