La ruine de Jérusalem : prémices de la fin du monde ? – Luc 21, 9-19
Par le Père François Marxer
Visite à l’intérieur du Temple Saint de la Ville Sainte. Admirez Messieurs-Dames, admirez, je vous en prie, l’élégance des proportions, la somptuosité de la décoration, le raffinement des fresques et des guirlandes. Étonnement béat des spectateurs, ce sont des disciples qui accompagnent Jésus et qui ne vont pas cacher pour l’occasion leur petite fierté nationale et leur satisfaction d’appartenir au peuple saint, au peuple élu, préféré de Dieu : ce bâtiment en est un bien beau témoignage. Et on s’avise de demander : Et toi, Seigneur, qu’en penses-tu ? Ton avis, on aimerait le connaître sur la prestance de notre Église, sur la puissance de ses réalisations : ne sont-elles pas tout à l’honneur de l’Évangile ?
Ah ! c’est bien mal connaître Jésus que de lui demander ainsi son approbation. Et vous avez déjà oublié que Jésus, il s’approchait de Jérusalem, eh bien, il a pleuré sur cette ville et sur son sort, elle allait être encerclée, assiégée, mise à sac, et il n’en restera pas pierre sur pierre. Pas seulement le Temple qui vous fait glousser de plaisir, mais aussi la ville qui est la prunelle de vos yeux et le motif de votre orgueil patriotique. Tout juste avant, ses partisans l’avaient acclamé, lui, le Roi Messie qui entrait dans sa ville, la Ville Sainte. De bons esprits prudents et raisonnables s’étaient inquiétés de ces hourrah, de ces hosannah de la foule, qui ne pouvaient qu’attirer l’attention des indics et autres agents de renseignement à la solde de l’occupant : « Maître, fais-les donc taire ! » Et toi, tu avais répliqué presque sèchement : « S’ils se taisent, les pierres crieront ! »(1). Ces pierres à quoi sera réduite la Ville dévastée, le désastre, annonce du Messie de Dieu.
Alors, ce qui nous attend, est-ce la crise, le moment critique, où il faut juger et trancher, départager ? La crise, ou le moment favorable, la bonne occasion favorable, qu’il ne faut pas louper, le kairos, comme disent les Grecs dans leur idiome ? Trancher sans retard et/ou tirer profit sur-le-champ…
On ne s’étonne pas plus que ça, mais on s’inquiète quand même, et on pose la question : « Quand cela arrivera-t-il ? Et quel sera le signe que ça va arriver ? Tu dois bien avoir, tel qu’on te connaît, quelques infos sur les secrets de Dieu ! » C’est étrange quand même ce que tu vas nous répondre : tu nous annonces la fin – de notre côté on pense : c’est pas trop tôt ! Avec ces Romains qui se conduisent ici en pays conquis, tous ces truands qui grenouillent dans les allées du pouvoir, tous ces forbans qui nous surtaxent et qui nous saignent aux quatre veines !… La fin, dis-tu : tant mieux ! Ouf, que ça dégage !… Mais tu précises : c’est une fin qui n’en finit pas de finir. Ça ressemble à une asymptote comme on a appris au collège, ça tend vers zéro, mais ça n’y parvient jamais. Ce n’est pas le grand nettoyage comme on voudrait, y’a toujours du reste, du presque rien qui reste quelque part.
Alors, tu nous avertis : « Tous ceux qui vous diront : ’’Ça y est, on y est ! La révolution est en marche, le changement, c’est maintenant ’’, et autres balivernes…, ne les croyez pas, ne vous laissez pas embarquer. Pour l’instant, vous avez droit à l’inévitable : guerres et désordres ». D’ailleurs, l’histoire n’a guère avancé sur ce chapitre-là.
Et si on vous claironne : enfin la fin de l’Histoire (avec un grand H !) ! comme cet Américain gentiment sympathique et qu’on a cru naïvement, parce qu’il y a trente ans le mur de Berlin s’était effondré… eh ! on a vu bien vite qu’il aura eu des successeurs qui se sont érigés dans le vaste monde et que c’est un autre empire, protégé par des murs invisibles, qui a pris la place qui n’est pas restée vacante très longtemps : les GAFA(2) attendaient leur heure !
La fin n’est donc pas encore pour ce moment-là, c’est plutôt la fin d’un cycle qui s’éteint. Et vous serez servis en votre XXIème siècle où vous croyez être arrivés au bout de tout, même au bout du christianisme : épuisé, dites-vous, alors que le christianisme n’est pas encore né. Vous pensez être à la fin des temps, alors que vous voilà dans les temps de la fin. Et le scénario repart, et le pire est à venir : « nation contre nation, royaume contre royaume, tremblements de terre, famines, épidémies, des phénomènes effrayants venus du ciel », comme ce nuage de poussières volcaniques qui a enténébré le ciel de Constantinople, des mois durant, en 1453, et les habitants se découragèrent et cédèrent à l’angoisse, et la ville fut prise sans résistance par les troupes turques du sultan Mehmet II : ce fut la fin du monde pour Byzance.
De quoi vous plonger dans l’effroi, et cela à toutes les époques. Monde déstabilisé, où vous allez peut-être passer un mauvais quart d’heure. Vous allez comparaître devant le pouvoir, enfin pas toujours ; mais devant le tribunal de l’opinion publique, bien souvent. Au pire, comme pour vos frères d’Irak et de Syrie et pas seulement, par la persécution ; ordinairement, plutôt le dénigrement. C’est là qu’il faudra parler, vous qui avez hâte d‘être des témoins.
Oui, vous serez pris au mot, vous qui vous obstinez à dire qu’il y a quand même un Règne de douceur et de bonté, de petite bonté, qui vient et qui s’active, en dépit du mal qui foisonne et du mensonge qui pullule dans ce monde de brutes. Ce n’est pas par des arguments que vous vous en tirerez, mais par une sagesse, une parole de vie, une manière de vivre, qu’on ne pourra pas discuter. Mais ne jouez pas aux triomphateurs pour autant ; il vous faudra demander l’hospitalité aux hommes qui vous regardent de travers, simplement pour leur dire cette parole de vie, cette parole qui fait vivre et qui vous tient à cœur.
À ce prix-là, vos pourrez être vous aussi hospitaliers, vous pourrez donner l’hospitalité aux hommes qui n’en mènent pas large, aux hommes qui ont peur de tout : crise climatique, crise économique, crise culturelle, crise sociale, et j’en passe et des meilleures. Votre affaire, pour vous, ce sera d’endurer, de persévérer : il en faut, du cran, pour tenir tête. Je vous l’avais dit, il y a pas mal de temps : le 2 décembre dernier exactement : « Quand tout cela arrivera, redressez-vous et relevez la tête, car votre rédemption approche »(3).
Voyez-vous, le pire pour vous serait de vous replier sur vous-mêmes, tranquillo entre soi. Le Bonheur du ghetto et le confort de la secte. Mais non, vous ne pouvez pas comme ça vous mettre hors jeu, ce ne serait pas juste, Jésus vous a bien demandé de sortir. C’est ça, être missionnaire, non pour rameuter et ramener des adeptes, histoire d’améliorer les statistiques ! mais c’est vivre comme des vivants – pas facile par les temps qui courent !- au milieu de tous ces à-moitié-morts que vous côtoyez : que vous leur soyez présents, que vous leur donniez le bonheur d’une présence, alors qu’ils sont trop souvent absents à eux-mêmes et au monde.
Oui, je sais, vous avez salué le millénaire nouveau en 2000 avec des flonflons d’enthousiasme. Et le monde n’a pas tardé à se révéler désenchanté. Et vous doutez de pouvoir le ré-enchanter. Et pourtant vous pouvez y parler les mots de l’espérance, ce n’est pas interdit. Certains me diront qu’ils en sont fatigués. Peut-être, mais ça n’est pas illégitime, ça vaut le coup d’essayer. Après tout, ça n’est pas une niaiserie idiote, ni du blablabla de propagande, ni de la fanfaronnade, l’espérance ! Espérer, oui, mais au prix d’une lucidité sans appel, sans concession. Ça demande un effort : la Sagesse ne va pas de soi, elle pointe les mensonges, elle se réjouit de nos humbles et terrestres fidélités et des richesses des cœurs humains. Allez, encore cet effort : « in patientia vestra, possidebitis animas vestras – dans votre patience vous posséderez vos âmes ; c’est par votre persévérance que vous garderez votre vie »
Rueil-Malmaison, 16-17 novembre 2019
Saint-Pierre/Saint-Paul et Sainte-Thérèse
33ème dimanche du temps ordinaire (année C)
Notes du copiste :
(1) voir Luc 19,39-40
(2) GAFA est un acronyme désignant les « géants du numérique » : Google, Apple, Facebook, Amazone (certains y ajoutent Microsoft = GAFAM)
(3) ce 2 décembre 1918 était le 1er dimanche de l’Avent (année C) ; l’Église proposait à notre lecture et méditation le chapitre 21 de l’évangile selon saint Luc, versets 25 à 28, qui suivent de peu l’extrait de ce jour.