Il faut sauver les humains – Luc 9, 51-62
Par le Père François Marxer
« Comme s’accomplissait le temps… » – c’est donc le temps de l’accomplissement, qui n’est pas moins le temps de la décision qui ne souffre ni ménagement ni reculade : il prend résolument le chemin de la Ville sainte, la cité de David, en route vers Pâques, vers les « œuvres plus grandes » que le Père lui montre et lui prescrit de faire. Il sait ce qui l’attend là-bas, c’est pourquoi il réprimande les deux fils du Tonnerre (c’est ainsi qu’on les surnomme, les fils de Zébédée) qui imagineraient volontiers un autre scénario à leur idée, c’est pourquoi il révèle à ces trois candidats, assez fiers peut-être de leur générosité conditionnelle, que la haute tendresse de Dieu est plus exigeante encore que ce qu’impose la Loi de Moïse.
« Le visage déterminé », dit saint Luc : l’image qu’il emploie est encore plus belle : Jésus durcit son visage comme de la pierre, ce qui n’est pas sans rappeler le choix qu’opère le Serviteur dont parle Isaïe : un visage intraitable (1), prêt à l’affrontement et à la résistance. Et une évidence qu’il vient tout juste de rappeler à ses proches quelques versets plus haut : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué et que, le troisième jour, il ressuscite » (2). Voilà, c’est clairement dit, voilà une évidence qui n’est pas du tout évidente, qui ne va pas de soi, et pour Simon Pierre qui venait tout juste – il n’en est pas peu fier – d’identifier Jésus comme Messie, comme Christ, c’est la douche froide, et il le dit carrément. Mais Jésus est intraitable, ce n’est pas négociable : d’ailleurs, « il faut… »
Il faut : ça a des allures de nécessité, et de nécessité incontournable, de fatalité même. Et voilà qui résonne dans notre propre expérience, quand nous nous demandons : mais qui a donc écrit ce scénario intenable, où nous voilà embringués, quand nous sommes tenaillés par l’ennui, sonnés par l’épreuve, déchirés par l’injustice, le deuil, la séparation impossible, que nous chantons à cœur silencieux, comme Brel : « Ne me quitte pas… », qu’on sent que la vie va basculer sans préavis, c’est, comme dit Peter Handke, « l’angoisse du gardien de but au moment du penalty ». Et cela nous taraude avec insistance, et pas moyen d’en sortir par une surenchère de piété, en multipliant les neuvaines par exemple : oh, certes, cela apaise, et c’est tant mieux, mais toujours à risquer l’illusion superstitieuse à maîtriser ainsi, comme par procuration, le réel ; or le réel, comment l’oublier ? c’est la volonté de Dieu.
Ce « il faut » qui atteste d’une nécessité impérieuse à en être inexorable, il apparaît bien tôt dans l’évangile de Luc : dès l’enfance de Jésus, quand il a douze ans, et que, comme un bon petit garnement, il a joué l’échappée belle et réplique à ses parents affolés : « Comment ça se fait que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? »(3) L’énigme est totale, inexplicable : on demande : mais pourquoi ? on n’a pas de réponse.
Vingt ans plus tard, c’est le début de sa prise de parole publique, on écoute et ça plaît, ça nous change des cataplasmes du clergé, et on veut le garder à Capharnaüm, mais lui refuse. Son motif ? « Aux autres villes, il faut que j’annonce la Bonne Nouvelle du Règne de Dieu, car c’est pour ça que j’ai été envoyé » (4).
Et vous vous rappelez Zachée, Zachée planqué dans son sycomore à observer Jésus qui arrive et… qui s’arrête pile en-dessous de lui : « Zachée, descends vite, aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison »(5). Vite, ça n’attend pas, c’est une nécessité et ça ne souffre pas de retard ! La raison ? Ce Zachée, qui est peut-être une petite crapule, n’empêche, c’est un fils d’Abraham, pas très digne, mais fils quand même. Et moi « le fils de l’Homme, je suis venu chercher et sauver ce qui était perdu »(6).
Alors là, ça va, on a compris : « il faut », oui, il faut sauver les humains en détresse ou en déroute, leur faire entendre la Bonne Nouvelle de la présence de Dieu qui les libère, et même la vivre avec eux, pour eux, au jour le jour, en conversant, en mangeant, en compagnonnant…
….. et c’est pour ça, au besoin, qu’on prendra des libertés avec le règlement : jour de shabbat, c’est strict à la synagogue, Jésus voit une femme toute cassée en deux, eh ! on ne va quand même pas la laisser come ça ! Ça fait dix-huit ans que ça dure pour cette fille d’Abraham. Alors, il impose les mains, et elle se redresse, toute droite, fière et digne comme jamais, libre enfin. Mais évidemment ça ne plaît pas à tout le monde (7).
Ce « il faut » ne traduit pas une contrainte, une obligation qui contraindrait du dehors, de l’extérieur et devant laquelle Jésus devrait plier quoi qu’il en pense. C’est une évidence qui s’impose, et Jésus en fait l’aveu discrètement : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme il me tarde d’attendre qu’il incendie la terre, je suis venu recevoir le baptême des grandes eaux de la mort, et comme il m’en coûte d’attendre de les traverser »(8).
Et de cette évidence, et à cette évidence, sa vie répondra étroitement. C’est sans doute ce qu’on appelle la vocation. Et je pense au curé de Torcy, dans le Journal d’un Curé de campagne, le roman de Bernanos, quelque peu indiscipliné dans le moule du séminaire, et qui, bien entendu, se voit sèchement congédié : impensable ! inimaginable ! comment ne pas être prêtre ? Il songe, seule alternative, au suicide et va pour cela se jeter aux pieds de son évêque, heureusement plus intelligent que les directeurs du séminaire. Et c’est ce qu’il m’arrive de penser de plus en plus souvent pour moi-même : non ! il n’était vraiment pas possible que je ne sois pas prêtre. Et ça, je me le redis avec étonnement de plus en plus souvent : non, il était impossible pour moi d’être autre que prêtre. Même si (et beaucoup d’entre vous peuvent le penser, moi le premier) c’est bien maladroitement que je m’obstine à le devenir.
« Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup » (2) : c’est incompréhensible. Jésus ressuscité y reviendra en accompagnant les deux disciples qui se dirigeaient, tout désorientés, vers Emmaüs, il interroge : « Ne fallait-il pas que le Messie souffrît pour entrer dans sa gloire ? » Une question, ce qui est moins raide que l’affirmation brutale du « il faut » : « ne fallait-il pas… ? », c’est infiniment plus personnel et délicat. Et la réponse plausible ne peut se lire qu’en filigrane dans les Écritures, où l’on voit, si l’on est attentif, s’amorcer un tracé déchiffrable, où il n’y a point de fatalité (sauf pour l’impie qui ne comprend pas), que ce soit les prophéties du Serviteur souffrant en Isaïe ou les méditations de la Sagesse. Les impies : vous me direz, les apôtres pas plus ! C’est hélas vrai, mais j’ajouterai : en notre temps, les chrétiens non plus, quant à nos concitoyens que nous côtoyons aussi fraternellement que possible, je n’en parle même pas !
Jésus n’a rien dissimulé de cette évidence qui s’imposait à lui, et il a bien averti ses disciples que leur sort serait parfaitement conjoint à sa propre destinée. Il suffisait de lire avec lui les Écritures pour savoir de quoi il retournait : et Jésus ne va pas céder, accablé, résigné, à l’ukase d’un tyran implacable, mais il s’accorde, dans sa pleine liberté il consent cordialement à ce que Dieu son Père envisage : c’est un feu qui s’empare de lui, et dont il va embraser les disciples d’Emmaüs : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant quand sur la route il nous expliquait les Écritures ? »
Car c’est dans les Écritures que je puis saisir la façon dont Dieu compte s’y prendre. Et qui a de quoi nous déconcerter. Tenez, l’exemple de Joseph, vendu par ses frères qui voulaient s’en débarrasser par jalousie. Et les voilà qui se retrouvent devant lui, lui qui est devenu le grand vizir de l’Égypte, l’homme de confiance de Pharaon, tous les voilà penauds et tremblants : que va-t-il faire ? se venger ? nous en faire baver ? Eh bien non, Joseph leur dit : « Le mal que vous vouliez me faire, Dieu a voulu le changer en bien afin d’accomplir ce qui se réalise aujourd’hui : préserver la vie d’un peuple nombreux » (9). C’est cela la logique, la tactique de Dieu, comme Jésus le fait comprendre aux deux désespérés d’Emmaüs : Dieu se glisse, s’infiltre dans nos places machiavéliques, nos intentions mauvaises, pour aller, lui, au bout de sa logique, qui est la persévérance de la charité, quoi qu’il en coûte, malgré les comportements ignobles ou odieux, et ainsi Dieu retourne tout. Et si Jésus disparaît après avoir partagé et béni le pain, c’est pour offrir une nouvelle existence aux deux compagnons : une bénédiction qui traverse et pulvérise la malédiction.
Notes du copiste : se reporter à (1) Is 50,7 ; (2) Lc 9,20-22 ; (3) Lc 2,49 ; (4) Lc 4,43 ; (5) Lc 19,5 ; (6) Lc 19,10 ; (7) Lc 13,1-17 ; (8) Lc 12,49-50 ; (9) Gen 50
Rueil-Malmaison, 29-30 juin 2019
13ème dimanche du temps ordinaire (année C)
Sainte-Thérèse et Oblates de l’Eucharistie