Le saint sacrement du Corps et du Sang du Christ – Luc 9 , 11-17
Par le Père François Marxer
Luc, chapitre 9 : eh bien ! laissons-nous aller à un brin de curiosité, puisque nous voilà revenus à la lecture de l’évangile selon saint Luc après avoir fréquenté saint Jean durant les semaines pascales et pentecostale. Jésus donc «parlait aux foules du règne de Dieu, et guérissait ceux qui en avaient besoin ». Ces foules qui soudain surgissent sous nos yeux, mais d’où viennent-elles ? Eh bien ! pour le savoir, remontons quelques versets plus haut. Les Apôtres sont revenus de leur première mission, où ils se sont exercés à travailler l’évangile en solo, sans l’assistance du Maître qu’ils avaient vu à la manœuvre des mois durant. Ils savaient bien comment faire : dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit, annoncer l’Heureuse Nouvelle et guérir ceux qui en ont besoin – ce qui n’est pas moins que l’application. Ils sont donc revenus, et, bien entendu, ils ont des tas de choses à raconter ! Comment ils se sont débrouillés, ce qui a bien marché et dont ils sont fiers, peut-être aussi ce qui leur aura posé problème, etc.
Alors Jésus décide de se retirer à l’écart : on se retrouve ensemble pour un break, faisons une pause, retrouvons-nous ensemble et tout un chacun dans un espace qui nous soit propre, un endroit pour nous particulier, et pour cela dirigeons-nous vers Bethsaïde. Comme ça, nous pourrons faire, nous tous chacun, retour à notre demeure intérieure, ce sanctuaire où chacun pourra célébrer dignement ses retrouvailles avec soi-même. Un repli sur l’intime, en quelque sorte, ce n’est pas une fuite, mais l’occasion de renouer, de recharger, de ré-enraciner la vérité de soi, là vibre germinalement la présence du Dieu intérieur.
Les Apôtres sont donc revenus. De ce qu’ils ont fait, on commence à parler dans la province, ça fait un bruit – un peu, ce n’est pas encore le buzz’, mais ça viendra – et ils intriguent, ces auto-proclamés qui n’ont demandé la permission à personne. Ça intrigue les autorités en particulier, à qui ça déplaît, toute cette agitation. Hérode surtout voudrait en avoir le cœur net, et il s’interroge : qui est-il donc, celui-là dont j’entends parler ?… Alors est-ce par prudence que Jésus quitte l’avant-scène, au moins provisoirement ?
Mais voilà, les gens ne sont pas idiots, ils ont compris la manœuvre et ils le rattrapent. Jésus leur fait accueil de bonne grâce et il se laisse accaparer, même si ça contrecarre ses projets. Que les apôtres d’aujourd’hui et de demain en prennent de la graine ! Et puis, le Règne de Dieu n’attend pas ! puisque voilà des sillons généreusement disposés à recevoir cette semence d’Heureuse Nouvelle, d’Évangile ! Et on ne voit pas le temps passer : c’est un tel bonheur que de goûter cette liberté de l’âme et du cœur dans le secret du Royaume… Le soleil décline, on finit par s’en apercevoir. La nuit va tomber soudain, comme toujours en ces pays-là.
Les Apôtres, pragmatiques, solide bon sens, prennent les devants ; ils le disent : « Nous sommes dans un endroit désert ». Oh ! s’il y a bien un espace que Jésus affectionne, c’est bien celui-là : le désert, l’épreuve, se mesurer à la solitude, le cœur à cœur avec son Dieu. Oui, d’accord ! mais là, restons pratiques : à vue de nez, en gros, il y a dans les 5000 hommes. Il y a bien des hameaux alentour, eh bien ! qu’ils y aillent s’acheter de quoi manger. Bref, les Apôtres sont des économistes, parfaitement rodés à la logique du marché.
Sauf que Jésus répond à ce qui est très raisonnable : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ». Traduisons : vous ne pouvez pas laisser tomber celui qui a faim, qu’il ait faim de vérité ou qu’il ait faim de pain ! Façon de leur dire : j’ai fait ma part, à vous de faire la vôtre !
Les Apôtres font leur compte, piteusement : « Cinq pains et deux poissons, on n’a pas plus ». Une broutille, mais ils ne perdent pas courage : on va monter une logistique efficace. Toujours le circuit commercial. Trouver les boulangeries, et puis le moyen de financer. Ils ne doutent de rien, mais il planerait quand même comme une perplexité, au fond est-ce vraiment réalisable ?
Évaluation : à la louche, on l’a dit, cinq mille hommes. Jésus prend en main les opérations ; et c’est cela qui est singulier : c’est en se retirant à l’écart, au profond, à l’intérieur de lui-même avec ses proches, qu’il arrive au cœur de l’humanité, de sa faim insatiable, et c’est à cela qu’il faut répondre.
Et ça ne se fera pas en désordre, dans la bousculade : « Faites-les asseoir – c’est un banquet, sobre, mais on y apprécie le bonheur d’être ensemble – par groupes de cinquante » : ce n’est pas le bazar, c’est une liturgie qui se met en place. Une liturgie heureuse de bénédiction, eucharistique avant la lettre…
Le geste de Jésus ne trompe pas : « levant les yeux au ciel », une invocation implicite dans la gratitude filiale qui s’adresse au Père du ciel ; et il rompt les pains et les poissons et il les donne aux disciples pour qu’ils les distribuent. Et c’est cela qui est étonnant : ce petit peu, ce presque rien dont il dispose, plus il le partage, plus il y en a, au point même qu’en fin de compte, il y a du surplus, il y a du rab’ en plus. Douze paniers : comme ça, on peut voir venir pour demain et après-demain, et – douze oblige, plénitude du chiffre douze – il y en aura toujours pour la suite des siècles.
Tout le contraire d’une économie de la raréfaction, de la disette, de la décroissance, mais la sagesse d’une sobriété généreuse et heureuse. Alors que, on le sait bien, le gâteau à distribuer a ses limites, et plus il y a de convives, plus les parts sont petites. Ici, c’est un peu le contraire : chacun est rassasié de ce presque rien incessamment partagé.
Cette stratégie de la générosité, Jésus nous en avait avertis, égratignant au passage les repus : «Quel malheur pour vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim », alors que « heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés » – c’était en février dernier – et il nous avait donné ce conseil de sagesse : « Donnez, et l’on vous donnera : c’est une mesure bien pleine, secouée, tassée, débordante, qui sera versée dans votre tablier de serviteur ». Cela, c’est une logique, c’est une politique eucharistique (1).
« Celui qui mange de ce pain-là n’aura plus jamais faim », c’est vrai, puisque ton besoin est satisfait, rassasié, mais ton désir ne s’en est pas éteint. Tout au contraire, le voilà relancé, ton désir d’être un vivant, de vivre de vie véritable. Presque rien, un petit bout d’hostie, presque une miette, et cela suffit, qui te donne à vivre, qui te donne de trouver le courage de vivre, même quand ça va mal, et même très mal. Pour cela, manger, mâcher l’Eucharistie, même si tu ne ressens rien.
On dit : repas eucharistique. Dans tout (bon) repas, il y a généralement entrée, plat, dessert. L’entrée, c’est la Parole de Dieu, ça ouvre l’appétit. Le plat, c’est l’Eucharistie, savoureux et consistant, nourricier ; et le dessert, c’est ce silence où tu remercies de la Présence à laquelle tu as communié. Tu as fait comme Jésus et les siens : tu t’es mis à l’écart – eh ! cette église, ce n’est quand même pas le Franprix ou le Monoprix ni la gare R.E.R. – et tu vas ainsi au cœur de l’humanité : tu es paré pour toute rencontre, pas besoin de la pacotille de tes discours sous cellophane : tu as Dieu en toi. N’oublie pas ce que disait et te promettait notre chère Marie Noël au zénith de sa vie : « Ô mon Dieu, à force de Vous manger et boire, un jour Dieu sera mon instinct ». Et, à quelque temps de là : « Ô cher Christ ! chère Hostie ! cher Pain de Dieu ! Quel autre bien ai-je eu que Vous ? Qu’aurais-je eu pour vivre sans Vous dans le dénuement de tous mes âges ?
Sans Vous et, ça et là, dans le désert, quelque gorgée d’eau merveilleuse aux fontaines d’amitié ?».
- Note du copiste : relire Luc 6, 21 ; 25 ; 38
Rueil-Malmaison, 22-23 juin 2019
« Fête-Dieu » (année C)
Saint-Pierre/Saint-Paul et Sainte-Thérèse