La Sagesse de Dieu – Proverbes 8,22-31
Par le Père François Marxer
Petit voyage dans le temps. Le temps jadis, bien sûr. Nous sommes le 25 décembre 1886, jour de Noël, et un Noël pluvieux et mauvais. Un jeune homme désabusé et dégoûté de tout se rend à Notre-Dame l’après-midi, par désœuvrement, pour écouter les Vêpres. Une morne distraction pour calmer son ennui. Mais soudain, il ne s’y attend pas, les voix de la maîtrise exultant dans le Magnificat. Lui est tout près de la statue de la Vierge – cette statue miraculeusement épargnée dans l’incendie d’il y a deux mois, au Lundi Saint -. Magnificat : pureté des voix enfantines, allégresse du cantique ! Lui, le dilettante, est bouleversé : l’émotion de la beauté pure, diamantine. Ce jeune homme est Paul Claudel, étudiant, mais il étouffe dans ses études ; déjà, en juillet, il avait lu Arthur Rimbaud, le poète, qui avait commencé à faire craquer le corset. Mais là, sous le ciel sombre de décembre, il est remué jusqu’aux entrailles. Il se rend chez sa sœur Camille, une artiste vouée jusqu’à la folie à la sculpture. Elle n’est pas là, mais il entre. Il trouve sur la table une Bible – pas à elle, mais prêtée par une amie. Il l’ouvre au hasard (croit-il), et, ô sourire de la Vierge qui enfante, il tombe sur ce chapitre 8 du livre des Proverbes (notre première lecture), il s’imprègne de ce poème. Puis il va plus loin dans le Livre, toujours au hasard, croit-il, et il tombe sur le chapitre 24 de saint Luc : Emmaüs. Emmaüs, la Sagesse qui pérégrine avec nous et qui se met, qui passe à table… Proverbes 8 : la Sagesse en un autoportrait ; Emmaüs : la rencontre tant désirée. La destinée poétique et mystique de Paul Claudel est désormais tracée…
La Sagesse : elle inspire la troisième partie des écrits du Premier Testament, à côté de la Torah – la Loi – et des Prophètes. La Sagesse ouvre la focale jusque là concentrée sur le peuple d’Israël et elle affectionne le plan large : elle accueille le meilleur des civilisations et cultures environnantes, elle fait son miel de ce que l’expérience de tous les humains, quels qu’ils soient, peut donner de bienveillant, d’encourageant. Car la Sagesse, avant de se consigner dans les livres, est une disposition pratique, une intelligence fine et pragmatique pour conduire sa propre vie (et là, elle prend appui sur les proverbes et les sentences de l’expérience populaire) et y découvrir le sens caché des choses qui nous intriguent ou nous heurtent ou nous émerveillent. Conduire sa propre vie, donc, mais aussi celle des autres dont on a la responsabilité ; et pour cela, les politiques, Salomon en tête, demandent l’assistance de la Sagesse : qu’elle leur donne « un cœur intelligent ».
La sagesse, cela s’apprend. Pour cela, on devient le disciple d’un maître, d’un rabbi, que l’on écoute, attentivement, sans se laisser désarçonner par son enseignement souvent paradoxal : ouvrez la Bible : quoi de commun entre le désenchantement de Qohelet – l’Ecclésiaste – qui vous étrille, et la jubilation du Cantique des cantiques qui vous exalte ? Entre les deux, le livre des Proverbes, une boussole sans illusions pour la vie comme elle va au jour le jour. Des saveurs contrastées – soyez-en gourmands ! ainsi vous ferez votre chemin de vie à trouver la direction, la bonne direction du vrai et du bien.
Tu suis donc un maître, mais lui-même a eu un maître qu’il a suivi et dont il a hérité, et celui-là pas moins a eu aussi un maître. Et ainsi, Israël, remontant la chaîne des maîtres, allant d’ancêtre en ancêtre, finit par découvrir que la source de la Sagesse est en Dieu lui-même. La Sagesse est gracieuse et charmante, elle nous présente le visage féminin de Dieu, visage sororal et maternel. Le texte de notre première lecture le laisse entendre : « Le Seigneur m’a faite pour lui », mais on pourrait tout aussi bien traduire : « il m’a acquise », et même « il m’a engendrée ».
Acquérir, c’est capital, « commencement de la Sagesse : acquiers la sagesse ». Et pour que nous ne plafonnions pas dans les nuages idéels, autre proverbe, tiré celui-là du Siracide – l’Ecclésiastique -: «Commencement de la Sagesse : acquiers une femme ». Voilà donc une connivence intime entre l’épouse que tu as choisie, et la Sagesse que tu recherches. Grâce à l’épouse qi vit à tes côtés, la Sagesse n’est pas une simple figure de rhétorique, une figure décorative ; et grâce à la Sagesse, l’épouse, la femme, est plus qu’elle-même ; et c’est cela qui fonde et qui justifie l’amour que tu as pour elle.
Revenons à notre texte des Proverbes : qu’est-ce donc qui rend la Sagesse si attirante, si délectable, puisqu’elle aura charmé Dieu lui-même, qui éprouve la même émotion que nous éprouvons, nous les humains, à regarder, à contempler, un tout jeune bébé ? Cette Sagesse, ne l’a-t-il pas engendrée ? – si délectable, et même si nécessaire : car, au fond, la Sagesse n’est-elle pas un détour pour acquérir la connaissance savoureuse du vrai Dieu ? Elle nous parle en énigmes, en proverbes, en poésies, et il n’est pas d’autre chemin, puisqu’elle nous prend au commencement – au « principe », dit notre lecture – et s’achemine jusqu’au terme : Dieu lui-même.
17Elle est donc pour nous, les humains, principe d’unité : de l’unité de soi-même, en dépit de nos existences fragmentées, cabossées, dispersées, aléatoires au gré des saccades, des soubresauts, des brusqueries du temps comme il va…, et notre temps aspire à devenir éternité, n’est-ce pas ?
Principe de l’unité de soi, principe aussi de l’unité du monde qui n’est pas un chaos – non pas un χάος (khaoss), un gouffre, un charivari, mais un κόσμος (cosmoss), ce qui veut dire équilibre, harmonie, beauté (du moins quand on ne le ravage pas rageusement comme nos générations s’ingénient à le faire présentement, possédées par l’hybris(1) de la convoitise…).
Le monde en effet est fait d’éléments, de pièces hétérogènes, et pourtant tout est parfaitement coordonné malgré la multiplicité des composantes de ce monde. Celui qui n’a que trop bien perçu cette multiplicité des choses de ce monde, file tout droit sur la route de l’idolâtrie. L’idolâtre est celui qui, fidèle aux recommandations de la Folie, nous dit la Bible, et donc insensible à l’unité prodigieuse du monde, sélectionne parmi la multiplicité des créatures une, ou deux, ou plusieurs, pour les acquérir comme sa divinité, et cette divinité le possède.
L’idolâtrie est un culte voué à l’incohérence. Heureusement, de nos jours, Bill Gates et consorts sont arrivés, et chacun a désormais son idole dans sa poche sous les espèces de ce I-phone ou smartphone qu’il consulte fiévreusement comme un oracle !
Dieu est un, et il y a de l’un qui procède de lui et qui n’est pas lui et qui ne se confond pas avec le monde non plus : telle est la Sagesse, qui est toujours avec Dieu qui l’aura, dit le Livre, conçue, tissée, enfantée, et elle est toujours avec l’homme, à travers les âges, comme une compagne qui lui parle par énigmes et proverbes, on l’a dit : proverbes, ces unités minuscules qui n’ont de valeur que parce qu’elles ont été dites maintes et maintes fois avant moi, et qui n’ont de sens que parce que moi, je les reprends et les répète : les proverbes, les dits de la Sagesse sont toujours déjà-là, je les reprends et les répète, je redis la même chose et autre chose en même temps, car la situation où je les réactive, là, maintenant, est nouvelle.
La Sagesse est « au commencement, avant l’apparition de la terre », au principe des œuvres du Créateur, elle l’assiste dans son ouvrage de beauté. La création est un jeu, pour la Sagesse qui fait les délices du Créateur et joue devant lui à tout moment en trouvant ses délices avec les fils des hommes.
Et pourtant, et pourtant, le sage qui tente d’articuler, de balbutier les mots de la Sagesse, ne le sait que trop bien : certes la Sagesse a été enfantée par Dieu et la voilà sur la terre avec les humains ; et lui, le sage, se rappelant son origine, sait qu’il a été le fruit du repos du sommeil, de la semence virile et du plaisir des corps, et il tombe – brutalement – sur la terre : même destin que la Sagesse, semble-t-il, et pourtant quelle distance entre cette entité éternelle qu’est la Sagesse, et la chair fragile qui est la sienne, à lui, le sage ! Alors, il va demander, il va prier, implorer la Sagesse, et elle viendra à lui : il va l’épouser, elle sera sa compagne à jamais ; ce n’est pas rupture, mais accomplissement. Naissance de l’homme mortel, naissance de la Sagesse en Dieu : deux origines qui se rejoignent dans le Sage qui aura supplié, qui aura désiré et qui acquiert la Sagesse comme épouse. C’est pour lui un deuxième commencement, une nouvelle naissance.
- note du copiste : l’hybris est une notion chère aux Grecs anciens : c’est une folle pulsion qui pousse l’homme à la démesure ; elle est inspirée par l’orgueil et le pousse à rivaliser avec les dieux – qui l’en punissent sans ménagement.
Rueil-Malmaison, Saint-Pierre/Saint-Paul
Fête de la Sainte Trinité (année C)
15-16 juin 2019