La Transfiguration – Luc 9, 28-36
Par le Père François Marxer
Ah ! ce brave Simon-Pierre, le cœur sur la main, d’une générosité sans égale, mais d’un discernement qui laisse – pour le moment – à désirer ; il va falloir que le jugement de son âme s’affine ! Et pourtant, n’a-t-il pas, au regard de saint Luc, le profil du disciple par excellence ? Un privilège – ou une responsabilité, comme on voudra – qu’il partage avec Jean-Baptiste qui est l’autre moitié du disciple parfait. Et pour notre part, comme nous ne sommes pas allés comme Jean-Baptiste (le plus grand des enfants des hommes) jusqu’au bout du témoignage de la foi, eh bien ! nous nous en tiendrons à Simon-Pierre, sans rougir de son imperfection pas plus que de la nôtre.
C’est tellement épatant, ce qui arrive là-haut sur la montagne, que Simon-Pierre a une idée évidemment tout simplement géniale : allez, fixons, stabilisons ce bonheur inattendu, « Maître, il est bon que nous soyons ici ! Faisons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie ». On pourrait dire dans notre langage d‘aujourd’hui que Simon-Pierre a le complexe de l’appareil photo : capter, capturer l’éphémère, ce qui sombrera bien rapidement, inéluctablement, dans l’oubli. Puisque notre mémoire est peu fiable, eh bien ! emmagasinons, engorgeons la mémoire de notre smartphone et autres appareillages techniques. Allez, Simon-Pierre, sois même un peu plus moderne tant qu’à faire, n’hésite pas à demander un selfie. Eh ! ça ne serait pas mal : Jésus, Moïse et Élie et vous trois, Jacques et Jean et toi devant : on trouvera bien un archange en vadrouille pour lui demander ce petit coup de main et de prendre le cliché !
Ah ! fixer ce qu’on craint être évanescent, sans lendemain, arrêter le temps et sa course implacable… comme fera aussi plus tard Marie-Madeleine qui se précipite pour saisir les pieds de Jésus, le Ressuscité qu’elle aura reconnu, au petit matin de Pâques : ainsi le garder pour moi à jamais… Mais non, « ne me retiens pas », n’empêche pas ce mouvement, cet élan, cette poussée vers la Gloire, puisque « je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ».
On peut comprendre Pierre : s’emparer du bonheur ! Nous pouvons le comprendre – ça nous ressemble tellement ! – même si nous faisons l’expérience désormais que nos liturgies d’Église où le recueillement saisit et apaise nos âmes agitées, à moins qu’une unanimité bienfaisante et partagée ne s’exalte dans la magnificence des rites et la somptuosité des chants, ou à l’inverse, s’éprouve de la plus pure simplicité de la ligne grégorienne et de la sobriété cérémonielle, eh bien ! ce n’est pas un attristement mélancolique qui succèdera à la célébration quand elle se terminera, mais une jubilation calmement paisible et grave à la fois et qui va nous habiter, au moins dans les heures qui suivent.
Malgré cela, nous te comprenons, Simon-Pierre, en ton bavardage inconsidéré, mais qui ne manque pas d’être vivifié par la sève de la tradition judaïque : faisons trois tentes, comme nous en faisons pour la fête de Sukkot, des Cabanes, abri de fortune que nous bricolons de feuillage et de branchages comme celles où, enfants, nous aimions nous blottir et nous cacher. Le toit n’est pas très étanche, c’est sûr, mais on est chez soi et on voit le ciel.
Ici aussi, nous diras-tu, le ciel, on le voit, on y est ! Jésus en sa parure d’éternité, resplendissante métamorphose : enfin, il nous donne à voir qui il est vraiment, au lieu de nous bassiner avec son scénario invraisemblable de Messie capturé, jugé, exécuté… Et puis quoi encore ! Je le lui ai dit d’ailleurs, on ne marche pas. Mais rien à faire, il a récidivé, en ajoutant toutefois cette fois-là : « il y en a ici qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le règne de Dieu ». J’ai l’impression maintenant qu’il parlait de nous, les trois, sans qu’on s’en doute, parce que là vraiment on y est, au-delà de la mort.
Toute l’histoire qui a drainé nos énergies est là, sous nos yeux : Jésus que je vois enfin comme le Messie que j’aime, comme je l’aime ; Moïse et Élie qui, à l’ordinaire, ne s’apprécient et ne s’entendent guère, disons plutôt, en chiens de faïence, mais à présent ils ne se chipouillent pas : c’est bon signe, ça annonce des temps nouveaux, de bonnes manières de vivre ! Et puis, Moïse, c’est la délivrance de la terre d’Égypte, de la terre savante du calcul, de la mathématique, de la technique… Élie, autre délivrance, de l’empire des pouvoirs discrétionnaires et autoritaires, ces rois qui ne sont après tout que des êtres de glaise comme nous, des terreux qui sont bien comme nous, même quand ils font les marioles en exhibant leur couronne, alors que c’est bien l’onction du Seigneur qui fait de ces êtres comme nous, des serviteurs à notre service, du bien de tous…
… Oh ! arrogance des techniques, vanité des politiques, nous respirons sur la montagne un vent de liberté d’âme…
Et puis, Jésus éblouissant d’une promesse qui est tenue. Je vois enfin ce que nous allons devenir. Alors, évidemment, s’il veut absolument passer par les ravins de la mort, comme il y prétend pour nous ressembler à tous et en tout, parfaitement, là, même si je ne comprends pas pourquoi il y tient tant que ça, je le laisserai faire sans y mettre d’obstacle. Pas plus qu’à ma propre fin à moi, être de chair, être de terre que je suis : je tremble un peu à y penser ; mais, après tout, maintenant, à le voir comme ça, je sais à quoi m’en tenir…
À preuve, de quoi parle-t-il avec Moïse et Élie ? De son départ, de son exode. Eh ! Ça ressemble tellement à cette traversée du long désert, terre d’embûches et de terreurs parfois, souvent d‘épreuves et de fringales qui ravagent nos gorges assoiffées, de grands doutes qui ensevelissent l’âme dans un linceul désespéré… Mais loin, loin, à l’horizon, quand même, la terre des vivants qui ruisselle de crème et de miel, l’abondance de la Bonté plus que bonne : là, je reconnais mon Dieu !
Moïse avait vu le Buisson Ardent, flamboyant de mystère inextinguible, il avait écouté attentivement la Parole qui lui parlait au vif du cœur, mais il était mal à l’aise, comme empoté devant ce qui lui était demandé de faire et de dire, il avait bredouillé, balbutié sans trop vraiment comprendre… Et là, maintenant, il n’en revenait pas : celui qui lui parlait en figure de Buisson Ardent, il l’avait pour de bon devant ses yeux, il pouvait lui parler, d’homme à homme, d’homme à Dieu, familièrement, comme deux vieux amis, qui s’attendaient à se revoir depuis si longtemps. Ça lui déliait la langue, à lui, le bègue malhabile, comme d’ailleurs ça avait calmé la véhémence d’Élie si impétueux d’ordinaire ! Apaisement pour eux deux qui leur ouvrait l’intelligence et récompensait leur fidélité.
Tiens, regarde, Élie, lui dit Moïse, ces trois-là qui sont tout près, là, à nous regarder, éberlués, émerveillés à ne pas trop savoir quoi dire, ils vont avoir aussi leur part d’intelligence de ce qui se donne à eux, pour qu’ils éprouvent dans leur chair et leur cœur sensible et leur esprit pénétrant, cette intimité lumineuse de Jésus avec son Père, qui surpasse tout amour, qui à la fois les porte et les déborde plus intensément et plus hautement, qui les dépasse en les soutenant, eux, ces simples hommes de foi, et les soutient en les dépassant.
Cette communion du Père et du Fils nous dépasse de toute part, elle est nuée, lumineuse parce qu’elle nous est obscure, douce clarté parce qu’elle nous est nuit profonde que même notre désir ne saurait déchirer. Et cette communion du Père et du Fils déborde en un commandement de prendre Jésus comme Seigneur et comme frère : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi, écoutez-le ».
Il n’y a plus d’inimitié rageuse contre Dieu qui choisissait la révolte stérile pour ne pas s’aplatir dans la soumission servile (triste alternative que celle-là !). Non, nous voilà entourés de la nuée, placés au cœur de Dieu pour aller vers Dieu plus grand.
Et c’est pour cela que nous écoutons le Fils Bien-Aimé, pour vivre notre vie humaine autrement que jusqu’à présent, divinement désormais, puisqu’il ne nous traite pas en larbins, casaqués en gilet rayé, obséquieux ; serviles on est, servile on reste – mais il nous dit : mes amis. Et chacune, et chacun pourra dire à Jésus, comme la Fiancée énamourée du Cantique des cantiques à son Bien-Amé : « Tes paroles sont la suavité même, tout en toi ne m’est que charme » (Ct 5,16).
Monastère Notre-Dame de Bouzy-la-Forêt, 17 mars 2019
2ème dimanche de Carême (année C)