Jésus tenté au désert – Luc 4, 1-13
par le Père François Marxer
Il a quitté le Jourdain, rempli de l’Esprit Saint, cette puissance indubitable d’un Amour qui ne fléchira pas, qui ne défaillira pas ; rempli pas moins de l’assurance que lui donnent ces mots qu’il a entendus et qu’avait prononcés Celui qui ne saurait mentir : « Toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie. »
Et c’est Celui-là qui le mène au désert, cette immensité torturée par l’Absence, par un grand vide comme une blessure si semblable à celle qui navre le cœur humain depuis qu’il s’est détaché par une méfiance de Celui qui lui faisait confiance, à lui, l’être de chair. Et Jésus s’avance au désert, brûlant de ce soleil intérieur, Buisson ardent qui l’embrase d’ardeur et ne le consume pas… jusqu’à cette heure de ténèbres du Vendredi, la veille de la Pâque, où il murmure dans le halètement de la mort qui vient : « Consommatum est, tout est consommé, traversé ».
Il est seul. Absolument. Pas de disciples encore, pas d’affamés à nourrir, pas d’affligés, pas de pauvres à consoler, tous ceux-là qu’il va rencontrer par après à longueur de chemin, plus tard, et que l’esprit mauvais, le prince des ténèbres, égratigne au jour le jour. Pour l’instant, rien. Simplement tenir. Tenir obstinément, résolument, habité seulement par la confiance donnée et reçue. Quarante jours : autant dire une éternité. Épouvante. Il se vide de lui-même : la kénase (1) commence et elle poursuivra son travail de dépouillement, de renoncement pour que seule subsiste sa faiblesse fragile.
Alors seulement, il a faim. Mais faim de quoi, rempli, fortifié qu’il est de la puissance de l’Esprit ? Si je me rappelle ce qu’il dira aux siens qui reviennent chargés de victuailles au puits de Jacob où lui, il a parlé avec une Samaritaine – c’est au chapitre 4 de saint Jean – : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de mon Père… ». Mais ici, dans ce désert immense, où est ce Dieu bienveillant, où est le Père ? Oh, certes, il est là, mais « en creux », comme effacé, comme disparu. Et il en sera de même aux heures cruciales du Vendredi saint.
Il a faim de faire cette volonté : elle lui manque, elle ne se dit pas et ne se prononce pas. Comme un vertige d’anxiété, angoissant. M’aurait-il oublié ? Que vais-je devenir, moi qui ne suis que le Fils, rien moins, rien plus aussi. Il est seul, pathétiquement seul. Pourquoi suis-je là, que dois-je faire, que puis-je attendre ? Oh, Jésus, il y en a tant et tant qui tremblent de ces mêmes questions qui gisent sur leur galetas de prison ou dans les châlits des camps ou dans leur lit d’hôpital !
Alors arrive le séduisant séducteur, le diabolos, c’est un artiste pour présenter une alternative alléchante, mais qui divise : eh, oui, dia–bolos (2), et pas pour rien ! Tu es en manque de volonté ? L’accomplir, cette volonté, c’est pour toi la vie même ? Mais que diable ! (c’est le cas de le dire), tu en as bien une, de volonté, que je sache ; tu n’es quand même pas un mouflet qu’on mène par l’attrait de la récompense ou la crainte de la punition ? Alors, montre-toi un homme. Surtout qu’il vient de t’être dit que tu es Fils de Dieu – et tu y tiens mordicus, et je te comprends. Tu vois, j’ai la nostalgie de ce temps où j’étais porte-lumière, Luci- fer ; j’éblouissais de splendeur à en croire que j’aurais pu remplacer le Créateur en cas de défaillance ou même… en temps ordinaire. Oh, je me débrouillais tout seul pour être, pour exister par moi-même, au milieu de l’admiration stupéfaite de mes collègues angéliques : je n’avais besoin de rien ni de personne. Mais ça n’a pas duré plus d’une seconde, ce triomphe m’enivrait. Et j’ai tout perdu, sauf l’envie de faire concurrence à la lumière, la vraie lumière. La mienne de lumière sera une lumière noire et beaucoup s’y laissent tromper. L’arrogance, la puissance, le pouvoir, je vais te montrer ça.
Mais en attendant, puisque Fils de Dieu tu dis que tu es, vérifie-le donc, teste un peu ta volonté, des fois que tu aies envie de manger ? On ne t’en voudra pas, tous les humains connaissent ça, en général, trois fois par jour ; allez, « ordonne à cette pierre de devenir du pain ». Eh ! ce serait quand même bienvenu, et pas illégitime du tout.
Mais Jésus ne marche pas.
C’est déjà bien sot de parler à une pierre ; et il sait – il le dira plus tard – le Père, quand on lui demande du pain, ne va pas te donner une pierre. Évident, ne renversons pas les choses. Et plus tard encore, c’est sur le pain qu’il parlera pour le donner en disant : Ça, c’est mon corps.
En attendant, il a quand même, dans sa musette spirituelle de voyageur, encore quelques menues provisions, comme des quignons, des mots brefs de l’Écriture : « Il est écrit : l’homme ne vit pas seulement de pain ».
Cela, c’était la tentation de l’estomac, la tentation basique, celle à cause de laquelle les hommes peuvent être saisis de folie criminelle au point parfois de se manger entre eux : irrépressible pulsion.
Ça n’a pas marché. Alors le diable joue la carte de la subtilité : il t’emmène plus haut, dans le cérébral, dans le cervical, l’imaginaire confondant de séduction : tous les royaumes de la terre étalés à tes pieds. C’est ma propriété, dit le diable, la politique, ça me connaît, terrain idéal pour manœuvrer, et il y en a peu qui échappent à son scintillement. Allons, un effort, c’est irrésistible, non, ça ne te prend pas la tête ? Le pacte est simple : tu te prosternes à plat ventre devant moi, et moi, je jouis. Je serai ton maître, et tu ne le regretteras pas. Et tu ne seras plus tout seul : tu auras des compagnons de jeu, à Caracas, même à Washington ou à Pyongyang entre autres, tu vois, c’est une vraie cour de récréation, et c’est moi qui surveille.
Et Jésus ne marche pas : c’est indigne ! Le diable confond la prosternation et l’adoration. L’allégeance de la soumission et l’adoration qu’est ce mouvement du cœur libre qui tourne sa bouche – ad os, ad-oration – pour chanter et clamer sa gratitude et sa louange.
Échec et mat. Enfin, pas tout à fait, pas encore. Il reste une ressource au séducteur : après la fringale et la politique, eh bien, la religion. La politique, c’est une volupté ; la religion, c’est un vertige, bien au-dessus. D’ailleurs, les politiques ne s’y trompent pas, qui veulent si souvent mettre les religieux dans le personnel de service.
Je reviens à mon hypothèse du début : au fond, tu as entendu que tu es le Fils de Dieu, mais c’est toujours pas vérifié. Il faudrait en avoir le cœur net. On va tester ton Père, comme tu dis. On va voir s’il se décarcasse dans la catastrophe. C’est simple : on va mettre ton Père à l’épreuve, on va tenter Dieu. Et comme moi aussi, tout diable que je puisse être, j’ai quelques rudiments de théologie, tiens, je te sors un verset d’un psaume. Imparable : « Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder », et puis aussi, pour faire bonne mesure, « ils te porteront sur leurs mains pour que tu ne heurtes pas une pierre ». Hein, qu’est-ce que tu dis de ça ? Vas-y, quarante mètres sans parachute : ou alors ton Dieu se décide à sortir de son absence, ou alors tu t’écrases, tu seras anéanti à jamais, tu n’auras donc rien perdu, tu n’auras pas de regret à avoir. Suicide thé-ra-peu-ti-que, comme ça, tu seras quitte de ta marotte, de ta pathologie filiale.
Jésus ne réplique pas par ce qui est écrit cette fois, pas sur l’exact terrain du diable, mais par une parole. Une parole qui n’est pas une citation, une ré-citation, comme tu sais si bien faire. Non, moi je te cite devant le tribunal de Dieu, je te cite en comparution immédiate devant le Dieu de vérité : « Tu ne mettras pas à l’épreuve, tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ».
L’Esprit n’aura rien dit, mais il a gagné, et maintenant il va conduire Jésus vers Nazareth et dans cette synagogue où, un certain shabbat, c’est avec une autre Écriture combien enthousiaste, celle du prophète Isaïe, que l’aventure de l’Évangile va commencer : « L’Esprit de Dieu repose sur moi… ».
Le diable ne se le tient pas pour dit. Il est teigneux, infatigable, ce mandrin – on en sait tous quelque chose – et il reviendra au temps fixé, ce qu’il pense être son kairos à lui, la bonne aubaine, quand Jésus, goutte à goutte, perd sang et souffle. Le diable pour ça a engagé une troupe théâtrale ; ils ont du talent, les prêtres et les scribes, pour ricaner : « Il en a sauvé d ‘autres, qu’il se sauve lui-même, qu’il descende de la croix, et nous croirons en lui ».
Et le Père, dans le ciel noir, se tait, recueille en lui ces blasphèmes qui le narguent, lui ; il est atteint dans l’honneur de sa Paternité. Ces quolibets, ces injures infernales, il les enferme dans le tabernacle de sa miséricorde. Il se tait, il attend, il patiente jusqu’au troisième jour où, au matin, il fera entendre le silencieux rugissement de sa colère, dans la tempête de Résurrection que souffle l’Esprit sur le royaume des morts.
Rueil-Malmaison, Saint-Pierre/Saint-Paul,
10 mars 2019, 1er dimanche de Carême (année C)
Notes du copiste :
1- kénase, du verbe grec κενόω (« kénoô ») = vider, se dépouiller.
2- diabolos (« diaboloss »), du verbe grec διαϐάλλω (« diaballô ») = passer entre, jeter de côté et d’autre, séparer