« Aujourd’hui s’accomplit l’Écriture » – Luc 1, 1-4 ; 4, 14-21
Par le Père François Marxer
« Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée ». Ainsi s’achevait dimanche dernier le récit de ces noces provinciales et divines, troisième épiphanie du Verbe, du Fils de Dieu s’accoutumant à notre vie d’êtres de chair et à ses habitudes. De commencement, il est à nouveau question ce jour d’hui, et doublement, mais ce sera chez saint Luc : commencement de l’évangile, de l’écriture du livre, dans ce bref avant-propos à l’adresse du lecteur que tu es ; mais aussi commencement de l’Évangile que j’entends comme ce débordement de grâce, cet excès de Dieu qui s’approche et renouvelle ainsi les conditions de notre espérance.
Commencer n’est pas une chose aisée : c’est le vertige de la page blanche (comme pour ce sous-préfet aux champs que nous fait connaître Alphonse Daudet, plein de bonne volonté, mais qui n’est pas en mesure de trouver ce qu’il conviendrait de dire à ses « chers administrés ») ; c’est le petit matin où, avec tous les outils nécessaires, l’on est sur le terrain où il va falloir se décider à creuser les fondations pour ensuite édifier une demeure. En revanche, re-commencer, avouons-le, est plus à notre portée, nous pose moins de problèmes, il suffit de reprendre et de reproduire. Commencer, c’est autre chose, c’est un geste inaugural qui fait surgir ce qui n’était pas jusque là, c’est donner à ce qui est neuf de pouvoir faire irruption. Et cette irruption généralement soudaine, peut-être espérée, n’en est pas moins inattendue, elle peut être brutale ou au contraire d’une douceur pleine d’aménité.
Mais en même temps, commencer ne peut manquer de s’inscrire, de prendre place dans la continuité de ce qui précède, à moins de se vouloir cassure qui ne doit rien à quoi ou à qui que ce soit, se rengorgeant d’arrogance pour balayer tout antécédent et faire table rase. Tabula rasa : ce n’est pas là la bonne condition, car ce qui surgit alors de cette violence native est insaisissable, indéchiffrable. Cela, saint Luc l’a bien compris, d’autres ont écrit avant lui, mais il ne va pas faire du copié-collé ni composer son ouvrage à la photocopieuse. Non, il se donne l’effort et la patience d’une recherche, d’une enquête sérieuse, témoins et vérifications. Il ne s’agit pourtant pas de dénicher quelque scoop alléchant, de se vanter de quelque trouvaille, mais il lui faut revisiter et proposer à frais nouveaux la tradition dont il est dépositaire pour que Théophile – « l’ami de Dieu », mais n’est-ce pas toi qui es celui-là ? – puisse constater dans cette respiration toute neuve « la solidité des enseignements » qu’il a entendus et reçus.
Évidemment, transcrire ce qui est déjà reçu peut condamner à rabâcher ce qu’on sait déjà, et me contraindre à la conformité – au conformisme ! – d’une leçon obligatoire. Si l’on s’en tient là, on devient sans doute religieux, mais on ne devient pas pour autant un « ami de Dieu ». L’ami de Dieu n’attend que d’être touché, blessé par la vivante, par la vibrante Parole de Dieu, comme saint Luc lui-même en premier, et qui nous prépare, sans le dire, à nous découvrir un cœur brûlant, incandescent, comme dans le soir d’Emmaüs !
Commencement encore une fois, dans ce shabbat ordinaire, dans la synagogue sans prétention (ce n’est pas comme celle, richissime, de Capharnaüm !) de ce patelin de Nazareth. Un rituel fervent mais sans surprise : un paroissien se lève pour la lecture et peut même la commenter, le curé n’y voit pas d’inconvénient. Et l’on remet à Jésus le rouleau d’Isaïe, et il déroule le rouleau comme on déroule le suivi du temps des hommes, le cours de leur longue histoire, pour y découvrir une prophétie, une attente : et Dieu sait si on a attendu, et on continue toujours, imperturbables dans notre fidélité, on continue d’attendre celui-là sur qui va reposer l’Esprit : qui est-il ? on ne sait pas, c’est toujours quelqu’un après, mais on reste aux aguets. Quand va-t-il surgir ? on ne sait pas, on n’en sait pas plus, mais on ne se lasse pas de nous maintenir outrageusement dans la vigilance. Et voilà ce fils d’artisan qui nous affirme : eh bien, c’est moi. Il n’a pas à rougir de quoi que ce soit, c’est vrai, mais ce n’est quand même pas l’élite. Et il ajoute de surcroît : c’est maintenant, on y est ; bigre ! C’est aujourd’hui… Aujourd’hui…
Aujourd’hui : c’est donc le temps de Dieu, ce petit laps de temps de rien du tout entre l’immensité d’un passé, entre l’immensité d’un passé dont on garde peut-être la nostalgie délicieuse, ou dont au contraire on n’arrive pas à se défaire d’une écrasante culpabilité – entre ce passé donc, charriant bonheurs enchantés ou pesanteurs fatales, et l’appel du futur qui n’est pas encore et qui nous fascine ou bien qui nous trompe, nous leurre de la crainte qu’il provoque. Aujourd’hui, ce temps-là est le nôtre absolument et aussi le temps de Dieu.
Cela, je l’aurai découvert grâce à mon oncle François, prêtre lui aussi et curé de campagne à qui je dois d’être profondément, intensément, le prêtre que je suis ou plutôt que j’essaie de devenir. Et si vous estimez avoir quelque reconnaissance pour ce que je vous donne et vous remets, c’est à lui que vous le devez, ce mien oncle vraiment prêtre – son humanité n’était finalement devenue que cela. Et je voudrais ce jour d’hui célébrer sa mémoire : et ce ne sera pas tant un souvenir qu’une anamnèse.
J’étais encore adolescent – c’était dans les toutes premières années 60 – quand il m’avait offert un petit livre du frère Roger Schütz, le prieur de Taizé, « Vivre l’aujourd’hui de Dieu », livre que, aussi sot qu’on peut l’être dans sa prime jeunesse, je n’avais pas compris. Et puis, et puis, en ce mois de janvier de l’année 1992…
… il a prêché à ses paroissiens de ce village lorrain de Saulxures-lès-Vannes, un commentaire très dense de cet évangile que nous venons d’entendre. C’est en manière de reconnaissance filiale que je veux me faire l’écho de cette prédication villageoise (1) :
« Aujourd’hui, ce mot du psaume 95 par lequel les moines, prêtres, religieuses, bréviaristes, commencent leur office, s’invitant quotidiennement, dès le réveil, à sortir de leur torpeur, de l’engrenage de leurs soucis et de leurs faiblesses pour aller à la rencontre de Dieu et pénétrer comme en un lieu sacré dans ce jour tout neuf où tout est à nouveau possible, avec la crainte de laisser échapper une fois encore la grâce spéciale de cette journée. »
Et d’évoquer ensuite « aujourd’hui, ce mot que Jésus nous invite tous à répéter dans le Notre Père : donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin, pas le pain de demain, demande qui semble peu conforme à l’enseignement du Seigneur… » Et encore : « Aujourd’hui, mot si fréquemment utilisé par la liturgie de Noël : aujourd’hui, le Christ est né, aujourd’hui le Sauveur est apparu, aujourd’hui les anges jubilent, aujourd’hui l’étoile a guidé les mages. La Nativité de Bethléem date de vingt siècles, mais le mystère éternel se révèle à nous à chaque fête de Noël ».
Certes, remarque-t-il, « on pense volontiers que la vraie vie est pour demain, après les examens, quand on sera bien installé dans sa profession, dans sa maison, qu’on jouira de la retraite et de la liberté des vieux jours ? Un jour viendra où il n’y aura pas de demain, on l’on n’aura pas vraiment vécu ». « Hier », soupire l’un, « demain », soupire l’autre. Mais il faut avoir atteint la vieillesse pour comprendre le sens éclatant, absolu, irremplaçable, du mot « aujourd’hui » !
Et il confiait pour terminer, « aujourd’hui, c’est l’heure où Dieu nous convoque, instant dont nul ne sait s’il sera suivi d’un autre et dans lequel Dieu attend le témoignage de notre foi et de notre amour – l’heure où Dieu peut venir comme un voleur et où il importe qu’il nous trouve vigilants ; aujourd’hui, c’est l’heure où tout peut être sauvé si nous sommes restés fermes dans notre assurance – c’est l’heure du jour où faire l’œuvre du Père, c’est l’heure du soir où quotidiennement nous nous préparons à entrer dans le repos de Dieu pour une éternelle récompense. ‘’Pensons seulement à faire bien aujourd’hui’’ conseille François de Sales ; ‘’quand le jour de demain sera arrivé, il s’appellera aujourd’hui, et nous y penserons’’. »
C’était le 26 janvier 1992. Et quelques jours après, mon oncle est mort, juste avant de célébrer l’eucharistie matinale. Il avait joyeusement conversé au téléphone avec sa sœur, ma mère, à 6 heures comme ils avaient l’habitude de le faire. Puis il est descendu, la prière, le bréviaire, préparer la messe, et c’est là qu’une paroissienne l’a découvert, terrassé par une crise cardiaque. Alors ses paroissiens, qui avaient bonne mémoire, ont compris ce qu’il leur avait remis dans ce qui était son testament spirituel au fond, et combien, dans l’accomplissement d’une vie dans le silence du secret, oui, vraiment, plus que jamais, l’aujourd’hui, c’est le temps de Dieu.
(1) Vous trouverez en annexe le texte de cette prédication, dont c’est surtout la prière finale qui est à prendre pour son propre usage.
27 janvier 2019, 3ème dimanche du temps ordinaire (année C)
Monastère Notre-Dame de Bouzy-la-Forêt
« Aujourd’hui s’accomplit l’Écriture » (Luc 4, 14-21) – ANNEXE
prédication du Père François Marxer (oncle du précédent), curé de Saulxures-lès-Vannes ( 26 janvier 1992)
Ce passage d’Isaïe, lu, relu, interprété depuis le VIème siècle avant Jésus-Christ, trace toujours vivante de la parole du prophète et aussi des désillusions de toutes les générations qui l’ont suivi sans entrevoir le temps annoncé…, Jésus, à son tour, par hasard providentiel ou choix volontaire lecteur de ces fameux versets, arrache le texte au passé. C’est aujourd’hui que ce texte est vrai, et les premiers informés de sa réalisation, ce sont les gens de Nazareth, cette bourgade dont on se demandait s’il pouvait en sortir rien de bon. Et dans l’assistance de la synagogue, peut-être la Vierge Marie, qui voit son fils inaugurer son destin.
Aujourd’hui on ne s’attarde pas à contempler le passé, cet âge d’or révolu, on ne rêve pas d’un avenir mirifique (les anxiétés actuelles du monde du travail), on vit le temps présent comme le lieu privilégié de la rencontre du Seigneur. Et Jésus se présente aujourd’hui comme le prophète envoyé par Dieu, comme l’accomplissement des espérances messianiques des promesses séculaires.
Aujourd’hui, ce mot du psaume 95 par lequel les moines, prêtres, religieuses, bréviaristes, commencent leur office, s’invitant quotidiennement, dès le réveil, à sortir de leur torpeur, de l’engrenage de leurs soucis et de leurs faiblesses pour aller à la rencontre de Dieu, et pénétrer comme en un lieu sacré dans ce jour tout neuf où tout est à nouveau possible, avec la crainte de laisser échapper une fois encore la grâce spéciale de cette journée.
Aujourd’hui, ce mot que Jésus nous invite tous à répéter dans le Notre Père : donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin, pas le pain de demain, demande qui semble peu conforme à l’enseignement du Seigneur ; au désert, on recueillait la manne au jour le jour (Exode 16,4). Les premiers chrétiens demandaient souvent que la générosité divine ne dépasse pas la ration quotidienne afin d’avoir la joie de recommencer la prière le lendemain… : cette folie de l’Évangile en contradiction avec le besoin de sécurité de l’homme.
Aujourd’hui, mot si fréquemment utilisé par la liturgie de Noël : aujourd’hui, le Christ est né, aujourd’hui le Sauveur est apparu, aujourd’hui les anges jubilent, aujourd’hui l’étoile a guidé les mages. La Nativité de Bethléem date de 20 siècles, mais le mystère éternel se révèle à nous à chaque fête de Noël.
Aujourd’hui ! On pense volontiers que la vraie vie est pour demain, après les examens, quand on sera bien installé dans sa profession, dans sa maison, qu’on jouira de la retraite et de la liberté des vieux jours ? Un jour viendra où il n’y aura pas de demain et l’on n’aura pas vraiment vécu. « Hier », soupire l’un ; « demain », soupire l’autre, mais il faut avoir atteint la vieillesse pour comprendre le sens éclatant, absolu, irremplaçable du mot « aujourd’hui ».
Aujourd’hui est si petit – 24 heures – qu’on est tenté de ne guère lui attribuer de valeur ! Seul pourtant il est en notre pouvoir, et notre vie, morceau par morceau, n’est faite que des instants présents. On croit voir devant soi, demain, le bonheur, la joie, l’amour, Dieu… C’est un mirage : Dieu est à côté de nous, exactement à l’endroit où nous sommes, dans l’instant que nous vivons ; aujourd’hui est le lieu privilégié de la rencontre du Seigneur.
Aujourd’hui, l’instant présent est léger, il n’écrase pas comme les millénaires du passé ou les éternités de l’avenir, aujourd’hui n’offre pas de prise à l’inquiétude, il passe, rapide, il est à dimension humaine, nous pouvons le porter ; aujourd’hui est le point d’insertion de Dieu dans notre vie. Le plus efficace des engagements, c’est dans la minute présente, il oblige à l’abandon total du passé et du futur entre les mains de Dieu, puis à l’entière disponibilité
Aujourd’hui, c’est l’heure où Dieu nous convoque, instant dont nul ne sait s’il sera suivi d’un autre et dans lequel Dieu attend le témoignage de notre foi et de notre amour – l’heure où Dieu peut venir comme un voleur et où il importe qu’il nous trouve vigilants ; aujourd’hui c’est l’heure où tout peut être sauvé si nous sommes restés fermes dans notre assurance – c’est l’heure du jour où faire l’œuvre du Père, c’est l’heure du soir où quotidiennement nous nous préparons à entrer dans le repos de Dieu pour une éternelle récompense. « Pensons seulement à faire bien aujourd’hui » conseille François de Sales, « quand le jour de demain sera arrivé, il s’appellera aujourd’hui, et nous y penserons ».
PRIÈRE pour vivre dans le temps présent
Seigneur, je passe tant de temps à revivre hier ou à anticiper demain
que je perds de vue le seul temps qui m’appartient vraiment, aujourd’hui.
Rappelle-moi que le passé avec ses succès et ses échecs est fini.
Je peux repérer le tort que j’ai fait aux autres,
mais je ne peux défaire ce qui a été fait.
Le futur est encore à venir,
ni l’impatience, ni l’appréhension ne pourront le hâter ni le retarder.
Tu me donnes aujourd’hui, une minute à la fois,
c’est tout ce que j’ai et tout ce que j’aurai jamais.
Donne-moi la foi
qui sait que chaque moment contient exactement ce qui est meilleur pour moi.
Donne-moi l’espérance
qui te fait confiance, assez pour oublier les péchés passés et les épreuves futures.
Donne-moi l’amour
qui fait de chaque minute de vie une anticipation de l’éternité avec toi.