Le baptême du Christ – Luc 3,15-22
Par le Père François Marxer
Vous connaissez sans doute, ou du moins avez-vous déjà entendu, la sentence de la grande Sartreuse, je veux dire Madame Simone de Beauvoir, sentence qui est devenue un quasi-slogan : « On ne naît pas femme, on le devient. » Dont acte. Et cela est d’autant plus exact que c’est vrai pour tout être humain, qu’il soit de naissance homme ou femme, et qui doit devenir humain, qui doit s’humaniser. C’est là tout l’enjeu de l’inhumanisation que doit entreprendre tout petit né de la femme, c’est ce à quoi le Verbe de Dieu (qui est son Fils) s’est risqué en prenant chair de notre humanité et en demeurant parmi nous. Et il a demeuré – je reprends l’expression de l’évangile de Jean que nous lisions le jour de Noël – une bonne trentaine d’années, dans le silence, dans le secret d’une vie ordinaire et provinciale, et ce pendant il n’a pas perdu son temps : patiemment, il s’est humanisé, il est devenu et il s’est fait reconnaître comme un homme, à sa manière, à son comportement ordinaire. Lente et longue péripétie à laquelle nous avons donné le nom d’Incarnation du Fils de Dieu.
Et le baptême de Jésus de Nazareth dans le Jourdain marque l’accomplissement de ce patient processus d’inhumanisation, d’accoutumance de Dieu à notre humanité – et ce n’est pas de trop, ces 30 ans, car nous, les humains, nous ne sommes pas faciles, nous ne le savons que trop les uns par rapport aux autres -, car devenir humain, vraiment humain, sans passer pour un faible ou un pleutre, en gardant toute sa fierté, toute sa dignité, devenir vraiment humain, c’est plus facile à dire qu’à faire : en effet, comment s’y prendre (car cela dépend de toi et de toi seul, de ce que tu décides une bonne fois pour toutes et au jour le jour), quel chemin prendre, quelle stratégie entreprendre ? Pour cela, ce baptême que Jésus reçoit volontairement au Jourdain t’indique sa stratégie à lui, ce n’est pas simplement un signe de sympathie ou de solidarité adressé à ses concitoyens ou ses contemporains, comme on s’est contenté de le dire, ce baptême, tu y verras la manière dont il s’y est pris pour la faire sienne, cette humanité, et cela à jamais, puisque maintenant qu’il est ressuscité dans la gloire, elle est toujours sienne, cette humanité, il ne s’en est pas débarrassé comme d’une défroque, un costume de théâtre, elle est son être même… l’être de Dieu. Et dire qu’il y a des imbéciles outre-Atlantique qui rêvent de s’en défaire, de leur humanité, pour devenir des trans-humains !…La belle affaire !
Oh ! les toutes premières communautés chrétiennes ne s’y sont pas trompées : ce baptême de pénitence était tout à fait incongru pour celui qui était le Très-pur, exempt de tout péché, de toute transgression, comme on l’a bien vu dans sa Résurrection par laquelle Dieu lui-même signait son approbation de celui que les hommes, tous pouvoirs confondus, avaient justement condamné pour cela : un délinquant, un infâme qu’on a pendu à la croix comme un maudit. Mais Dieu l’a ressuscité et a pris son parti. Il n’y avait donc aucun péché en lui. Alors, pourquoi ce baptême ? L’évangéliste Matthieu nous rapporte un débat assez vif entre Jésus et Jean qui proteste : c’est toi qui devrais me baptiser, et pas moi, tu renverses les rôles ! Et Jésus lui répond : Laisse faire, il nous faut accomplir toute justice, il nous faut faire ce qui est juste. Et il est juste que, de cette façon, le Fils de Dieu mette un point d’orgue à son humanisation.
Et devenir vraiment humain, c’est clair, on ne le devient pas en se mettant à part, en se mettant hors-jeu, en se préservant, comme l’être pur qu’il sait bien secrètement qu’il est. On n’échappe pas à l’humanité telle qu’elle est – et ce n’est pas forcément reluisant. Et donc il faut plonger – c’est cela, le baptême – plonger dans les eaux tourmentées, turbulentes, visqueuses souvent, poisseuses, et on ne va pas les assainir d’un coup, comme par miracle, comme se promettent de le faire tous les révolutionnaires et les idéalistes, mais qui n’ont d’autres moyens que de coffrer les dissidents et de couper les têtes des rebelles. Le Fils de Dieu, lui, parce qu’il est devenu humain, est patient, il prend son temps, il y va petit à petit, et de sa patience, nous en savons nous-mêmes quelque chose et nous ne le regrettons pas.
Relisons le si court récit que nous propose saint Luc : guère de détails, le fait même que Jésus soit baptisé semble presque négligé. Rien de particulier, encore moins de spectaculaire. Tout le peuple reçoit le baptême, en foule, et Jésus est dans le mouvement, anonymement, a-t-on envie de dire. Du même coup, on a l’impression que le rôle de Jean le Baptiste s’en trouve gommé, presque effacé en tant qu’officiant de ce rituel…
Et pourtant, c’est quand même bien par la main, les mains d’un autre, c’est avec l’aide d’un autre, que l’on est plongé dans les eaux de l’humanité. Et c’est toujours vrai : c’est avec l’aide attentive du diacre Henri que vous êtes et serez accompagnée, B., sur ce chemin catéchuménal dans lequel vous êtes reçue ce jour d’hui et dans lequel vous vous préparez à recevoir le baptême au nom de la sainte Trinité de Dieu. Et comment ne pas vous rappeler, parents qui avez demandé et célébré le baptême de vos tout jeunes enfants, la place qui sera celle des parrains et marraines que vous leur avez choisis : ce n’est pas un rôle protocolaire, mais un accompagnement d’une croissance spirituelle… Puissiez-vous avoir bien choisi ces parrains, ces marraines !…
Plonger dans les eaux de l’humanité, parfois boueuses, infectes parfois – mais on n’a pas peur, on n’a pas peur de l’impureté -, plonger et en sortir, en émerger, traverser. Comme Moïse et les enfants d’Israël ont traversé la mer entre les deux murailles d’eaux qui les libéraient de la servitude. Comme le bébé traverse les eaux matricielles et naît entre les cuisses maternelles, « dans les fèces et les urines » dit saint Augustin : naissance, émerger, traverser : le baptême, nouvelle naissance.
Or, c’est ce moment-là, de sortie, d’émergence, de nativité, disons-le bien, qui est consacré par la manifestation divine, la Théophanie, selon le mot propre des théologiens, une épiphanie de Dieu – la première dans l’Évangile. Et ainsi, cette plongée dans l’horizontalité de l’humanité (où tous et chacun, nous sommes aidés, accompagnés, par les autres humains), mais une horizontalité dont nous ne voulons surtout pas rester prisonniers, englués, embourbés dans la fange de ce bourbier, cette plongée et cette émergence, cette délivrance, est validée, authentifiée par la verticalité de la Théophanie divine.
Horizontalité : Jésus se reçoit des autres humains, Jean-Baptiste là présentement, mais aussi les siens, les Nazaréens, son peuple Israël, et même plus, puisque saint Luc se plaît, juste après notre récit, à dérouler la généalogie de Jésus qui, là, remonte jusqu’à Adam, le premier humain, sorti des mains du Créateur. Il se reçoit des autres humains, des bergers de la nuit de Noël, comme le bon berger, le beau Pasteur de tous, il se reçoit des mages de l’Épiphanie, comme le Roi de l’humanité.
Mais aussi verticalité : il se reçoit du Père qui, à cette occasion, réaffirme ce lien unique qui le lie à ce Fils qui est unique, l’unique Bien-Aimé qui s’accomplit dans son humanité ce jour d’hui. Reçu dans l’humanité des hommes, engendré par le Père : horizontalité et verticalité, au moment où le ciel s’ouvre – déchirure-, se dessine le signe de la Croix…
On entendra de nouveau la voix du Père sur la montagne de la Transfiguration, où l’Esprit vient, non comme une colombe, mais comme nuée, nuit obscure et lumineuse. La croix toujours là : c’est Moïse et Élie qui parlent à Jésus de son exode dans la mort. Et le Père parle et dit presque les mêmes mots : « Celui-ci est mon Fils bien aimé, écoutez-le ». Écoutez-le, voici notre humanité baptisée, habitée, ensemencée de divine Parole, elle sait comment faire, elle sait enfin comment s’y prendre !
Rueil-Malmaison, 13 janvier 2019
Baptême du Christ
Entrée en catéchuménat de B.