Marie et Élisabeth : la visitation – Luc 1,39-45
Par le Père François Marxer
« En ces jours-là – jours d’exception, te rends-tu compte ? Dieu qui vient en humanité ! – en ces jours-là, Marie se mit en route et se rendit avec empressement vers la région montagneuse, dans une ville de Judée ». Avec empressement, en toute hâte – ce qui n’est pas une précipitation panique, affolée, mais dans l’émotion d’une urgence. En quoi y a-t-il donc urgence ? Non pas, surtout pas, d’aller vérifier si ce que vient de lui dire le divin Messager qui faisait état de la grossesse de sa vieille cousine Élisabeth – « elle en est à son sixième mois, elle que l’on disait stérile » –, non pas aller vérifier si c’est bien exact. Cette suspicion serait bien peu honorable, la Parole de Dieu, quand elle se présente ainsi, comme une évidence, dans l’éblouissement d‘une évidence, ne demande pas d’être contrôlée : elle s’impose sans contraindre, elle magnifie la liberté, le libre consentement de cette jeune fille de Galilée. Elle ne donne aucune preuve qui aurait force démonstrative, mais elle fournit des indices qui vous persuadent de vous mettre en mouvement et de faire ainsi la vérité, d’éprouver la vérité, et de Dieu et du monde et de vous-même.
Ce sera la même chose dans la nuit de la Nativité : un signe donné par l’Ange, un nouveau-né couché dans une mangeoire, dans une crèche. Ce sera la même chose au matin de Pâques : Celui qu’on avait couché dans le tombeau, eh bien, le tombeau est ouvert et il est vide ! À vous de chercher dès lors, non pas de vous faire votre point de vue là-dessus – laissez ça aux intellos ! – non, c’est plus important infiniment : faites pour vous et par vous-mêmes la vérité, la vérité de ce qu’est la vérité de votre vie.
Avec empressement… Elle qui va attendre, elle qui s’est mise à attendre neuf mois, c’est long et c’est court à la fois ! – eh bien là, elle ne peut pas attendre ! (D’ailleurs, ce fils qu’elle va mettre au monde, lui-même ne dira-t-il pas quelque trente ans plus tard : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme il m’en coûte d’attendre que ce soit accompli ! »(1)) ? Un désir saisissant, irrépressible. Oh ! je ne m’en étonne pas, cette irruption de Dieu dans une vie, inattendue : on s’y prépare, mais sans en savoir la manière, la forme que cela va prendre, quand bien même – tenez, relisez les prophètes –, quand bien même ça s’annonce, mais ce n’est pas programmé : quand et où et comment, bien malin celui qui le devinerait ! Et pourtant on attend, on espère sans savoir ni où ni quand ni comment.
Seulement, voilà : quand cela a lieu dans votre propre vie, dans votre propre corps de chair soudain habité de ce Verbe divin, quand l’avènement de Dieu fracture votre paisible existence de jeune femme, fidèle à la promesse, eh ! c’est une telle surabondance, un tel excès, que l’on ne peut garder cela pour soi toute seule, pieusement, comme si de rien n’était. Cet excès ne peut que déborder dans la confidence que l’on va en faire en toute confiance. Vous me direz : Joseph ? Oui, c’est un homme d’honneur, un homme de foi, plein de bonnes dispositions, on n’en doute pas, mais… c’est un homme ! Alors il s’étonnera, il demandera des explications. Alors qu’Élisabeth… entre femmes, on se comprend mieux : Élisabeth, c’était une évidence. D’autant qu’elle aussi, dans sa vieillesse malheureuse, aura été saisie par la surprise. Car, je vous le répète, c’est toujours ainsi, la surprise de Dieu…
Dieu est surprenant : il se laisse prévoir et il est imprévisible. Mais peut-être nous aussi, les humains, c’est pareil au fond. Ce qui veut dire que cela réclame une longue accoutumance, comme un apprentissage, laisser Dieu nous apprivoiser et nous-mêmes cohabiter avec lui, lui si délicieusement dérangeant. Qu’il ne désespère pas de nous et que nous, nous ne désespérions pas de lui. Lui, il aura fait un essai tout spécialement avec un tout petit peuple de rien du tout, de pas grand-chose, comparé aux super-puissances, l’Égypte d’un côté, la Babylonie de l’autre. Et un peuple pas commode, pas arrangeant du tout, récalcitrant même souvent, il ne s’est vraiment pas facilité les choses !
Et il lui faudra bien au moins trente ans pour parfaire l’apprentissage qui lui est – et qui nous est !- toujours à recommencer, et c’est ça, la longue patience de l’Église !
Mais je me dis, moi qui suis un homme, je me risque à penser ce qui a bien pu se passer dans la tête de cette jeune femme de Nazareth. Parce que c’est toujours comme ça, au fond, quand on prend une grande décision qui engage toute la vie : on ne la regrette pas, mais on s’en effraie : serais-je à la hauteur ?
C’est immense, elle vient de le dire : « Je suis la servante du Seigneur, que la parole se réalise en moi ».
On parle à ce propos d’humilité de sa part. Je veux bien, oui, humilité, mais à condition de bien comprendre que l’humilité, c’est de ne jamais se situer en-deçà de sa propre puissance. Or elle est femme, elle est jeune, elle est en puissance d’engendrer, de mettre au monde ; elle ne se défile pas, elle ne se défausse pas, elle est en puissance d’aider Dieu, son Dieu, à parfaire son œuvre, son ouvrage salutaire, à réaliser ce qu’il a promis.
J’ai de quoi être fière, sans orgueil aucun, je suis unique, je suis celle qui a été choisie entre toutes les femmes – et elles sont nombreuses autour de moi, celles qui attendaient cela ! – Mais c’est tellement grand, tellement immense… Je sais, l’Esprit de sainteté va se poser sur moi comme un manteau nuptial, protecteur et généreux. Mais ne me suis-je pas avancée un peu trop vite, sous le coup de l’enthousiasme, d’un amour fou ? N’ai-je pas présumé de mes forces, de mes capacités ? Il y a comme une anxiété qui gagne mon cœur, plus forte encore que celle que j’avais éprouvée quand on m’a mariée à Joseph. Joseph, oh ! je l’aime bien, tendrement, mais toutes les femmes ou presque, si j’ai bien compris, éprouvent cela la veille de leur mariage : de la jubilation irrésistible et de l’anxiété irrépressible…
Alors, qu’Élisabeth puisse m’entendre, elle comprendra : entre femmes, on se comprend ! Cela me sera un tel réconfort ! Les hommes, même mon Joseph, ne me comprendraient pas : tomber enceinte sur Parole, sur la Parole de Dieu même ! Beaucoup vont me suspecter quand ils verront la ronde tournure de mon ventre. Joseph, mon Joseph, lui est plus profond, c’est vrai, plus réfléchi que tous les voisins qui me regarderaient d’un drôle d’œil, pas bienveillant du tout. Mais il faudra que Dieu lui fasse comprendre lui-même ce qui se passe !
C’est tout cela qu’elle a dans la tête et dans son cœur, j’imagine : ce débordement d’allégresse qui va éclater bientôt dans le Magnificat, et ce frémissement d’inquiétude qu’elle va confier à la vieille Élisabeth, laquelle va la recevoir avec les mots non pas de l’étonnement – elle a dans son ventre de quoi comprendre que « rien n’est impossible à Dieu » – mais de l’émerveillement. Elle le dit d’une voix forte : « Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de tes entrailles est béni. D’où m’est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? »
D’une voix forte : tout de suite, Élisabeth se hisse à hauteur de prophétie. Et c’est vrai, ces retrouvailles sont prophétiques de ce qui aurait paru de prime abord irréalisable, les retrouvailles des deux générations, la vieille dame et la jeune femme. Des retrouvailles, une réconciliation plus dure à réaliser avec les hommes : l’Ange Gabriel l’avait annoncé à Zacharie, que son fils qu’il appellerait Jean, Yokhanan, « Dieu fait grâce », ramènerait le cœur des pères obstinés vers les fils révoltés(2). Et Zacharie n’y avait pas cru, peut-être parce qu’il connaissait trop bien d’expérience ce que c’est que la concurrence, la rivalité, l’amour-propre, le petit orgueil. Eh bien, ce dont les hommes ne sont guère capables, les femmes le réalisent. Ventre contre ventre.
Dans les eaux matricielles de chacune d’elles, deux jeunes pousses s’émerveillent et frémissent, surgeons, sursauts de vie. « Et l’Esprit planait sur les eaux » dit le livre de la Genèse. L’Esprit, en cette rencontre des deux générations, continue de planer sur les eaux primordiales d’où naîtra l’humanité nouvelle, cette humanité que nous continuons d’espérer infiniment.
(1) note du copiste : voir Luc 12,49
(2) note du copiste : relire, plus haut, Luc 1,17
Rueil-Malmaison, 22 décembre 2018
Saint-Joseph de Buzenval
4ème dimanche de l’Avent (année C)