Le pur et l’impur – Marc 7,1-23
par le Père François Marxer
Les voilà de retour, nos chers Pharisiens, qui s’étaient évaporés ces derniers dimanches où nous avons lu saint Jean. À moins qu’ils n’aient, dans ce chapitre 6 où Jésus débattait avec un auditoire désarçonné puis finalement rebelle, à moins qu’ils n’aient fourni le gros de ces Juifs qui discutent, mettent en cause, récriminent contre ce Jésus qui interroge leur entre-soi où ils se complaisent, cet enfermement sur leur prétendue supériorité et perfection. Bref, je me demande si nos Pharisiens ne sont pas les créateurs et fondateurs de ce « cléricalisme » si prospère au Vatican – on l’aura compris ces jours-ci avec l’archevêque Vigano, leur porte-parole qui n’a qu’un souci, c’est de savonner la planche et de faire chuter le pape François -, ce cléricalisme dont justement le pape François nous sollicite tous pour en guérir notre Église qui est bien malade.
Les revoilà donc, talonnant le Christ de près, toujours à scruter méticuleusement et prêts à sauter sur le moindre fait ou geste, sur le moindre mot jugé délictueux ou déplacé, filtrant le moucheron pour laisser passer en majesté le chameau de leur arrogance, dressant réquisitoire parce qu’ils sont plus royalistes que le Royaume de Dieu qui vient, parce qu’ils sont plus religieux que Dieu lui-même – ce qui, entre nous, n’est pas difficile, puisque Dieu n’est pas religieux le moins du monde, étant donné qu’il est saint, trois fois saint même, comme vous allez le chanter tout à l’heure. Sain(t), ajoutons que nous pouvons l’écrire de deux orthographes possibles, avec ou sans t !
Nos Pharisiens sont imbattables sur le terrain rituel, un peu névrosés d’ailleurs de la stricte observance : voyez leur obsession du lavage purificateur au retour du marché et la méticulosité de leur vaisselle. Il existe d’ailleurs une version sécularisée légèrement pathologique de cette obsession : ces gens qui font une chasse impitoyable à la saleté infime, traquant microbes et bactéries, qui, soit dit entre nous, doivent bien rigoler, eux qui colonisent notre épiderme et prospèrent, heureusement d’ailleurs, dans notre microbiote intérieur !
Mentalement, ils fonctionnent sur le binôme pur/impur, pureté/impureté, qui détermine la répartition des êtres, des choses et des activités, et départage l’espace entre ce qui est extérieur et ce qui est intérieur. Ce qui est d’une commode simplicité que ce classement binaire entre ce qui est recevable et ce qui doit être rejeté : il y a ce qui est kascher et ce qui ne l’est pas, ce qui est haram et ce qui est hallal – et il est plaisant d’apprendre que nos compatriotes forcément sécularisés et débarrassés de l’obscurantisme religieux, forcément agnostiques au demeurant, affectionnent, nous dit-on, de consommer hallal, à moins, pour les meilleurs estomacs, de bouffer du curé à chaque petit déjeuner !
Alors cette catégorie sociale se voit facilement augmentée d’une valeur théologale : on passe ainsi de pur/impur à naturel (et donc suspect, susceptible de possible dégradation)/surnaturel, ou encore à innocent/démoniaque.
Et comme il faut être du bon côté, comme vous vous en doutez, – mais aussi comme les affaires sont les affaires et qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, alors on bricole entre amis quelque tour de passe-passe pour maintenir sa respectabilité et la prospérité de ses affaires, tout en gardant bonne conscience. Saint Marc raconte (ça a été omis dans notre lecture de l’évangile, ce qui est dommage) comment le Christ incrimine ces petites manœuvres frauduleuses pour contourner la loi divine, tout en restant impeccable : soit un individu irréprochable de piété qui dit à ses vieux parents : « Tu vois, l’argent que je devrais mettre de côté pour subvenir à vos besoins, eh bien, je le consacre au Temple, il est maintenant korban, c’est-à-dire sacré, et donc intouchable, évidemment ; tu peux crever de faim, maintenant, mais ce n’est plus mon affaire !…
… D’ailleurs tu devrais être content d’avoir élevé un fils tel que moi, de si grande piété et légalement sans défaut. Mes petites réserves, les voilà korban (en clair : je les ai mises à la Caisse des Dépôts et Consignations), mais, bénéfice inappréciable : la réputation que je me suis taillée de grande dévotion. Ah oui, tu me dis « …mais les commandements ? » ; oh, tu sais, la Parole de Dieu, au fond je m’en fiche. Surtout quand je vois, de loin bien sûr, les gens d’en-face, ceux qui sont hors-clôture, les apostats, les mécréants, les hérétiques, tous ceux-là qui menacent le bon ordre des choses, ces ordures qui gangrènent la tranquillité de nos âmes quand elles s’adonnent à la vie comme elle va… »
Je ne veux pas insister, mais il faut loyalement le reconnaître : l’Église, si souvent donneuse de leçons, si souvent prescriptive et s’érigeant en parangon de vertu et de perfection, vient de mordre la poussière. Ambiguïté des discours – aujourd’hui, on invoque la miséricorde pour pouvoir évacuer la nécessaire justice -, manque de vigilance et… de courage, peut-être complicité des autorités (dans les années 1930, au Grand Séminaire de Lille, quand les directeurs constataient qu’un séminariste débordait d’affection pour les petits garçons, et qu’ils concluaient : « Eh bien, avec lui, on n’aura pas de problèmes avec les femmes »). Les évêques – et encore aujourd’hui – refusent de (ou font semblant de ne pas) voir la réalité. Ça part souvent d’un bon sentiment : coupable, oui, c’est d’accord, mais un coupable est toujours amendable, il peut se reprendre, d’ailleurs il m’a promis qu’il ne recommencerait plus…. et puis, le pardon, et la miséricorde ! Il a fallu que Marie-Jo Thiel, moraliste et professeur à Strasbourg(1) leur ouvre les yeux : il n’est pas question ici de pardon et de résipiscence, ces personnalités perverses sont charpentées d’une structure irréformable… Alors, s’il en est ainsi, gagnons du temps et réfugions-nous dans l’omerta, la loi du silence. Illusoire désormais de préserver (de croire préserver) la discrétion. Et quand un cardinal qui s’est pris les pieds dans le tapis, voire même a été pris la main dans le pot de confitures, s’obstine à rester sur sa cathèdre, pensant sans doute que la tempête passera, il est bien naïf. Ne serait-il pas de son honneur que de résigner sa charge, à présent qu’il est décrédibilisé, et pour longtemps ? Et qu’il n’aille pas jouer au Christ jugé dans le prétoire, voire même au Crucifié ! C’est rude, c’est vrai, mais il rendrait ainsi un peu de son honneur à l’Église – l’Église qu’il faut assainir (puisqu’une seule pomme pourrie gâte l’ensemble du panier, n’est-ce pas ce que nous dit la sagesse paysanne ?). Il faut améliorer les critères de choix et de sélection des évêques – il faut aussi pouvoir les juger et les déposer au lieu de les maintenir ou de les déplacer contre vents et marées -, il faut aussi perfectionner l’examen des futurs candidats à la prêtrise. Le chantier est énorme, le Pape François s’y est attelé, nous ne pouvons pas le laisser se décourager.
Car il faut revenir à l’Évangile. Vous l’avez entendu, Jésus déplace le problème du pur et de l’impur : il n’y a donc pas ceux du dehors, les impurs, et nous, qui sommes bien au chaud entre nous, ceux du dedans, les purs. Ça, c’est au fond le point de vue de M. Matteo Salvini et de son compère, Orban. Non, le pur et l’impur sont à l’intérieur de chacun, de chacun d’entre nous. Le pur, il est en chaque être humain, même le dernier des monstres : c’est l’effigie de la drachme perdue et retrouvée en saint Luc (chap. 15), l’effigie est peut-être maculée de boue et de poussière, méconnaissable, mais elle est là, toujours, ineffaçable.
Mais il y a aussi l’impureté, l’impur, en chacun, en moi comme en chacun de vous – et Jésus établit un fameux catalogue qui est loin d’être exhaustif. On ne va pas faire les malins et se croire au-dessus de la mêlée alors qu’on est tous dans la mélasse. Le mal est dans le cœur de tout homme, les prophètes, Baruch entre autres, ne se faisaient pas d’illusion ; dans notre tradition, on a désigné cela comme le péché originel, et il a bien des occasions de prospérer….
…Mon ami Jean Rousselet, qui était professeur de Lettres à la Faculté de Nancy, me disait : « Quand j’écoute du Wagner, je sens toutes mes pulsions mauvaises remonter en moi » – et c’est pour cela qu’il m’a initié à Brahms. C’est un exemple. À vous de trouver le vôtre. Car, ne rêvons pas, il nous faut consentir à vivre avec l’impureté. Je viens de lire un essai d’une philosophe allemande, Carolin Emcke(2), Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur. Et c’est juste, l’ivresse de pureté conduit à la haine féroce, on l’a vu en Syrie avec Daech, on le voit ces jours-ci à Chemnitz en Saxe. Supporter l’impureté en soi, dans les autres, c’est là notre drame, mais c’est aussi notre loyauté, et c’est donc notre grandeur malgré tout.
Notes du copiste :
(1) Marie-Jo THIEL (née en 1957), médecin, docteur en théologie catholique, professeur d’éthique à la Faculté de théologie catholique de Strasbourg, directeur du CEERE (= Centre Européen d’Enseignement et de Recherche en Ethique) ; nommée en 2017 par le Pape François membre de l’Académie Pontificale pour la Vie. Auteur de nombreux articles dans diverses publications, sur l’éthique, la fin de vie, la pédophilie, l’Exhortation apostolique Amoris Laetitia… ; auteur de plusieurs ouvrages, dont : Quand la vie naissante se termine ((2010), Le pouvoir de maîtriser le vivant (2003), Au nom de la dignité de l’être humain (2013). Participe en 2017 au rassemblement, à Strasbourg, de 250 théologiens venus de 25 pays européens, sur le thème « le défi de la fraternité » (entretien dans la Croix du 29 août 2017 sous le titre « la fraternité est fondatrice »)
(2) : Carolin EMCKE (née en 1967). Études de philosophie, sciences politiques, histoire. Reporter de guerre de 1998 à 2013 : conflits du Kosovo, d’Afghanistan, du Liban, d’Irak…., troubles en Égypte, en Israël… Journaliste ( der Spiegel, die Zeit depuis 2007) Invitée par les plus grandes universités pour y donner des conférences (mondialisation, droits de l’homme, théories de la violence…) Philosophe et écrivain : nombreux prix, dont le prestigieux Prix des libraires allemands à la Foire du livre de Francfort en 2016. Son essai le plus célèbre, Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur, a été édité en français (éditions du Seuil) en septembre 2017.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
1er – 2 septembre 2018
22ème dimanche du temps ordinaire (année B)