La multiplication des pains – Jean 6,1-15
par le Père François Marxer
Dimanche dernier, ils auront donc soufflé à l’invitation de Jésus : «venez à l’écart, et reposez-vous un peu ». Ce n’était pas de refus, mais quand on est arrivé à l’endroit où nous pensions être tranquilles, les gens, qui ne sont pas si bêtes que ça, ont bien compris pourquoi nous embarquions pour traverser le lac – là au moins, pendant la traversée, on était tranquille, tout proche de Jésus, on parlait comme de vieux camarades, mais une barque, même pilotée par Simon-Pierre, ce n’est pas forcément très confortable ni forcément très sûr – ; en tout cas, quand on est arrivé à destination, la rive grouillait de monde qui avait cavalé dare-dare pour arriver les premiers. Au fond, c’est assez consolant quand vous voyez que vous êtes attendus ; n’empêche : là, on était un peu excédé, on n’allait quand même pas remettre ça, après tous les kilomètres qu’on avait parcourus, toutes les prédications, toutes les guérisons qu’on avait pu donner. Mais Jésus ne nous a rien demandé, on est resté dans un coin, à l’ombre d’un figuier, pendant que lui, il s’est mis à la tâche : il n’allait quand même pas les laisser sur place en leur disant : « vous reviendrez demain, ou bien prenez d’abord rendez-vous ».Non, lui est infatigable, alors que nous, on ne l’est pas du tout. Parce que – ça, on l’a compris plus tard – ce n’était pas une question d’être costaud ou d’avoir du métier, même si ça compte – c’était que seul l’Amour est infatigable, inlassable. Et question Amour, on avait encore des progrès à faire, mais c’est encourageant. Seulement voilà, que voulez-vous, quand je reviens chez moi, le soir, et que je vois clignoter le répondeur téléphonique, je dis : « demain, on verra ça plus tard ». Et même, certains jours que j’ai quelques heures de tranquillité et de silence devant moi, eh bien ! je ferme le téléphone et confie les appels au répondeur. En attendant, je sais que le Seigneur Jésus est au travail et ce n’est pas moi qui vais lui apprendre le métier !
Mais là, cette fois-ci, ça a duré bien plus longtemps que je le croyais. Lui-même était monté sur une petite colline en bordure du lac, et tous les gens s’étaient assis autour. Vous savez, tous ces gens qui ne sont pas très tranquilles dans leur âme, qui ont peut-être bien quelque chose à se reprocher – eh ! qui n’en a pas ?- et qui sont des pécheurs, et ils le savent bien, et ils en ont honte, parce que tout le monde le sait plus ou moins. Mais en même temps, ils avaient entendu parler de ce Jésus qui parlait si bien, et si juste ; alors ils sont venus écouter de toutes leurs oreilles, peut-être même pour certains, lui les a regardés, oh ! pas longtemps, mais ce regard les a bouleversés, et tous, ils ont compris qu’ils n’étaient pas perdus, ils avaient honte – c’est vrai, et ça ne disparaît pas comme ça du jour au lendemain -, mais la grâce de Dieu les attendait au tournant ; et eux n’attendaient que ça. L’un de nous, Lévi, pécheur public s’il en est – eh ! il est publicain, un collabo à la solde des occupants, et tout le monde le regarde de travers, comme tous les gabelous, d’ailleurs – Lévi donc, alias Matthieu, les a appelés, tous ceux-là, les « pauvres en esprit ». Et c’est vrai, nous on regardait ça depuis notre figuier, c’était exactement comme la toute première fois où Jésus s’est adressé à ceux qui le suivaient et qu’il leur a parlé – un long enseignement qu’il a commencé par des bénédictions tout à fait inattendues : heureux les pauvres en esprit, le Royaume est à eux ; heureux les doux, ils obtiendront la terre en héritage ; heureux ceux qui ont faim et soif de justice, ils seront rassasiés…, et la suite que vous connaissez bien.
Mais justement, à propos de ceux qui ont faim et soif, ça durait, ça durait, et le soir arrivait ; et tous ceux qui écoutaient en silence depuis des heures – sans parler de la cavalcade qu’ils avaient faite pour arriver avant nous pour nous accueillir – eh bien, ils n’avaient rien dans l’estomac. Lui s’en est quand même aperçu, parce qu’un bon berger sait de quoi ses brebis et ses agneaux ont besoin, et il nous a fait venir à la rescousse. Il a interrogé Philippe. Philippe, c’est le bon type, franc comme l’or, et un rien candide à sa manière.
On l’interroge,. Il répond en expert, après une rapide évaluation du nombre des présents et de la quantité de pain à pourvoir en conséquence. Le résultat est précis, mais décourageant tout de même. L’équivalent de deux cents journées de travail, en gros six mois, et encore on serait loin du compte. De toute façon, on n’avait pas un liard en poche, mais c’est un peu de sa faute à lui, il nous avait bien dit, avant de nous envoyer donner l’Évangile sur tout le territoire : pas de monnaie dans vos ceintures. Eh bien, consigne respectée, on n’avait pas un sesterce à mettre dans l’opération.
C’est André qui nous a sauvé la mise : il y a là un p’tit gars qui a cinq pains d’orge et deux poissons. C’était mieux que rien, mais on n’était guère avancé. On s’est quand même demandé : mais qu’est-ce qu’il faisait là avec ses cinq pains d’orge et ses poissons – c’était tout à fait de saison, car l’orge est la première céréale qu’on récolte au printemps, c’était donc du pain frais. C’est une petite fille de CM2, futée comme tout, qui m’a expliqué et m’a donné la solution : ben oui, il avait ça pour son goûter dans sa petite valise, et quand il a compris le problème (parce que lui-même commençait à avoir l’estomac dans les talons), il a accepté de donner tout ce qu’il avait pour les autres. Vous voyez, les enfants ne doutent de rien quand les grandes personnes calculent. C’est quand même grâce à André et grâce surtout à ce p’tit gars qu’on s’est sorti de ce mauvais pas.
Cinq pains et deux poissons : ce n’est presque rien, mais c’était le nécessaire, et pourtant ça n’était pas suffisant. Mais ça ne va pas être la foire d’empoigne .Tout se fera en ordre : faites installer ces gens. Posément. Ils se disposent comme en ordre de bataille, les cinq mille convives. Et vous avez vu comment il s’y est pris : il prit les pains, rendit grâces et les distribua à ceux qui étaient là. Et de même pour les poissons. À l’évidence, il a mis son Père dans l’opération, pour que tous et chacun en aient autant qu’ils en voulaient. Oui, vous avez entendu : pas de rationnement, autant qu’ils en voulaient. D’ailleurs, on a décidé de faire tout comme lui, quand nous célébrons l’Eucharistie comme il nous a dit de le faire : on écoute sa Parole, on rend grâces sur le pain et on distribue à tous et à chacun le meilleur de sa Présence.
Ils sont donc rassasiés – rassasiés et non pas saturés, comme lorsqu’on s’en met-jusque-là, dans une grande bouffe, et c’est pas beau à voir… Non, rassasiés, selon le désir de chacun. Et le plus admirable, c’est qu’il en restait et qu’il nous a dit de ramasser pour que rien ne se perde. On a comme ça rempli douze paniers, douze corbeilles : une par apôtre (et ça vous fait comprendre pourquoi, par la suite, on a pris l’habitude de ne rien jeter du pain d’action de grâces et de garder ce qui reste dans une réserve pour les jours à venir).
On pourrait dire comme à la cantine : y’a du rab ! Ce n’est pas exactement cela. Ce qui reste, ce n’est pas tant un surplus qu’un surcroît. Un surplus, c’est toujours un peu encombrant et il faut vite trouver le moyen de s’en débarrasser et de l’éliminer (même à bas prix ou à perte quand on est commerçant). Un surcroît, c’est un peu la loi de fonctionnement de l’économie de Dieu, sa manière, ce n’est pas la décroissance, c’est la surabondance, mais une surabondance intelligente qui ne se cumule, qui ne s’accumule pas. L’évangéliste le dit magnifiquement dans son prologue : « De sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce sur grâce ». Plénitude, grâce sur grâce : je comprends bien, Dieu n’est pas chiche, il n’est pas radin. C’est une mesure bien pleine, secouée, débordante dit saint Luc (1), qu’il mettra dans ta cagnotte. Et ce surcroît, puisqu’il y a donc du en-plus, puisque la mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure, ce surcroît, il ne faut pas le négliger ni le gâcher ou le mettre à la poubelle des sentiments : eh oui ! cherche d’abord le Royaume, et le reste te sera donné par surcroît. Par surcroît !
(1) note du copiste : voir Luc 6,38
Rueil-Malmaison, 28-29 juillet 2018
17ème dimanche du temps ordinaire (année B)
Sainte-Thérèse, Saint-Pierre – Saint-Paul