« Nul n’est prophète en son pays » – Mc 6,1-6 et 2 Cor 12,7-11
par le Père François Marxer
« Il leur disait : un prophète n’est méprisé que dans son pays, sa parenté et sa maison », et cette sentence est devenue un proverbe que la sagesse populaire aura simplifié en une formule désormais indiscutable : nul n’est prophète en son pays. Une maxime qu’il serait donc malséant de vouloir mettre en doute. Mais en même temps, regardons d’un peu plus près nos usages et nos pratiques, en particulier quand une célébrité temporairement au faîte de la notoriété publique et médiatique, revient, suivie d’une meute de journalistes et de cameramen, dans la commune où elle a grandi, où elle a passé les premières années de son enfance, peut-être le meilleur de sa jeunesse, alors, sans même parler des festivités qu’organiserait la commune flattée de se voir ainsi mise en vedette, alors les quelques-uns encore sur place et témoins de ces années-là, diront, la main sur le cœur, que, mais oui ! on avait pressenti tout le potentiel qui était le sien, à notre héros, combien sa progression était prometteuse. Et au fond, tous, on l’avait encouragé et soutenu ! On était fier, et notre ville n’aura pas hésité à baptiser une artère, une place ou un rond-point encore disponible du nom de notre héros du moment, que voilà inscrit désormais dans la mémoire collective aux siècles des siècles. Amen. Ne lui manquera qu’une notice dans le dictionnaire Larousse ou sur Wikipedia pour que la panthéonisation soit parfaite…
Oui, mais ce que je vous dis concerne un héros, ou une star, à la popularité incontestable, que ce soit footballeur ou rockstar, comme vous voudrez. Mais Jésus, lui, parle d’un prophète : « un prophète n’est méprisé que dans son pays, sa parenté et sa maison ». Et prophète, ce n’est pas un métier ; il n’y a pas, que je sache, d’E.N.P. – École Nationale du Prophétisme – ni d’I.S.P. – Institut Supérieur de la Prophétie –, où les candidats, après concours, pourraient conquérir les grades et grimper les hiérarchies !
Il n’y a pas non plus d’ADN spécifique qu’on pourrait séquencer dans le génome et qui mettrait donc en vedette le père qui, on le sait, situe le nouveau-né dans une lignée, dans une généalogie. Eh ! justement, le prophète relève d’un autre lignage qui lui donne une tournure, une bien étrange personnalité : à la fois, on pourrait diagnostiquer comme un certain autisme, car rien ne le fera dévier, rien ne le fera dériver ni ne le distraira de sa mission, de son objectif de vie. Et loin de se refermer sur lui-même, sur son petit monde, c’est pour les autres qu’il mène sa barque et qu’il prend la parole, le plus souvent à temps et à contre temps. Résultat : un étrange hybride : un autisme altruiste.
Une autre généalogie, donc, dans laquelle l’Esprit de Dieu a, paraît-il, quelque chose à voir, de quoi nous renseigner sur son origine ; ainsi, au gré de ses confidences, Jérémie, prophète assurément reconnu, dit clairement cette parole du Seigneur qui lui est adressée : « Avant même de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu viennes au jour, je t‘ai consacré ; je fais de toi un prophète pour les nations […] Voici, je mets mes paroles dans ta bouche ! Vois : aujourd’hui je te donne autorité sur les nations et les royaumes, pour arracher et renverser, pour détruire et démolir, pour bâtir et planter »(1).
Donc, pas commode, le prophète ! et toute la question va être une question de santé publique : comment s’en débarrasser ? Jérémie, j’y reviens, échappera à un attentat. Amos est sous la menace d’une reconduite à la frontière, il n’a pas de carte de séjour ni de permis de travail dans le royaume de Samarie. Certains peuvent quand même jouer de leur statut social – Isaïe est un grand à la cour de Jérusalem, et Ézéchiel est un prêtre. Aujourd’hui, on a d’autres moyens aussi efficaces et plus suaves : la science médicale détectera immanquablement une maladie psychiatrique, et alors, prophète, ton compte est bon ! surtout en démocratie dite populaire.
Ou bien alors, dans nos pays, plus civilisés quand même, on t’enfournera en politique, tu te feras élire au Parlement, on pourra même te proposer un ministère, et là, ce sera parfait : tu seras inaudible !
Jésus qui revient au pays, le dit bien : le prophète est méprisé. Méprisé, car il y a méprise sur ce qu’il est. Et c’est bien son cas à lui. A priori, les compatriotes qui l’ont vu grandir, le connaissent sur toutes les coutures : on connaît son job, c’est un charpentier, du savoir-faire et du talent, puisqu’il a dans ses compétences de faire les meubles de nos maisons, de fabriquer les outils et instruments pour cultiver nos champs. Et on sait bien qu’il est le fils de la Marie – notez au passage, tiens, c’est curieux, son père n’est même pas signalé, serait-ce parce que c’est par les femmes que passe le meilleur de la personnalité ? -. Et puis on connaît sa fratrie : Jacques qui est inspecteur des finances, Josi qui est devenu sacristain à St-Pierre – St-Paul, Jude qui a bien réussi dans la banque, et Simon qui devrait être pasteur de la paroisse protestante de Rueil. Eux, on peut dire qu’ils se sont fait une place au soleil. Et il y a ses sœurettes qui sont bien mignonnes d’ailleurs !
Bref, on le connaît sur toutes les coutures. Sauf que – et là, on en reste épaté, et comme deux ronds de flan : cette sagesse – et ce n’est pas de la technique ! -, ces actes de puissance – et ce ne sont pas des recettes ! -, mais d’où cela lui vient-il ? Il n’a pas été aux écoles, il n’a pas fait des études, qu’on sache ! Bref, c’est de la triche, il ne joue pas le jeu, tout notre petit monde où chacun connaît chacun – ou croit le connaître – eh bien, le voilà sens dessus dessous !…
Ce qui va nous inciter à un peu de prudence : un être humain, surtout s’il est surprenant, ne se résume pas à son C.V., à sa fiche d’état civil et moins encore à son génome dûment séquencé et analysé. Notre filiation, vraie, profonde, ne pourra être scannée sur notre arbre généalogique. Il y a de l’inné bien sûr, mais il y a beaucoup d’acquis, surtout dans cet apprentissage mimétique de la culture qui nous environne et nous façonne petit à petit. Mais vous ajouterez à cela qu’avec notre baptême, nous avons un inné supplémentaire – et l‘importance, l’inné de Dieu. Et cet inné-là, ça encourage un flair, une intuition qui nous fera trouver indignes les propos de certaines boutiques électoralistes, et quelque peu pitoyables nos voisins helvètes de raviver une « préférence indigène » : que voulez-vous, on fait ce que l’on peut quand on n’a pas de passé colonial pour se montrer à la hauteur de l’indignité générale et enfermer la fortune du monde dans les coffres-forts de Genève et de Zurich ! L’inné de Dieu nous invite quand même à une autre fraternité ! une fraternité qui s’active dès que me sourit celui que je ne connais pas.
Le prophète est tout entier pétri de l’inné de Dieu, et ce qu’il comprend vite, c’est que ces actes de puissance dont on le crédite, sont liés à la réceptivité de ceux auxquels il s’adresse. La puissance de Jésus est nulle – ou quasiment – si elle ne rencontre pas les dispositions accueillantes qu’on appelle la foi. Et c’est comme ça que nous pouvons comprendre l’épreuve que connaît l’apôtre Paul et dont il fait la confidence à ses chers Corinthiens : ça l’irrite, ça le gratte, ça le démange, ça lui démange l’âme, cette opposition systématique, ce refus de principe des fils d’Israël – ses frères de race – à recevoir l’évangile de Jésus. Tous les moyens techniques à sa disposition, de marketing et de rhétorique, n’ont servi à rien : un front de résistance inattaquable, inentamable. Que faire alors ? Alors, une autre stratégie : « Ma grâce te suffit, ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse.
Étrange, mais ce qu’a bien compris le Stalker – le passeur – dans le film éponyme d’Andreï Tarkovski(2), le passeur qui conduit à ses risques et périls le Savant et l’Écrivain à la Chambre des désirs, ce lieu interdit qu’eux deux veulent détruire pour ruiner tout espoir dans l’humanité. Et alors le Stalker comprend : « Ils n’ont pas la foi, et ce sont les faibles qui sont forts, car eux, ils ont en eux l’espérance ».
(1) note du copiste : voir le livre de Jérémie, 1,5 ;9-10
(2) Andreï Tarkovski (1932-1986) : cinéaste russe mort à Neuilly et inhumé à Ste-Geneviève-des-Bois, Lion d’Or à la Mostra de Venise en 1962. Quelques films célèbres : Andreï Roublev (1966), le Miroir (1974), Stalker (1979)…
Rueil-Malmaison, Ste-Thérèse
7 et 8 juillet 2018 – 14ème dimanche du temps ordinaire (année B)