Guérison de la femme souffrant d’hémorragie chronique et résurrection de la fille de Jaïre – Marc 5,21-43
Par le Père François Marxer
Douze ans. Douze ans de relégation sanitaire. Et, ajoute saint Marc, un rien caustique, « elle avait souffert du traitement de nombreux médecins, elle avait dépensé tous ses biens sans aucune amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré ». Saint Luc, son confrère évangéliste, lui-même médecin, s’est abstenu, on le comprend, de cette remarque désobligeante pour la profession. On n’en voudra quand même pas trop à la médecine du temps qui, jusqu’à nos récentes trouvailles des sulfamides et des antibiotiques, visait bien plus à prévenir qu’à guérir. Et là, en ce cas précis, ces messieurs remplis d’une modeste science doctorale, sont dépassés.
D’autant plus que le diagnostic s’aggrave d’un soupçon religieux, et cela pèse lourd : cette hémorragie constante, n’est-ce pas l’évidence d’une impureté, n’est-ce pas le symptôme d’une faute peut-être secrète, d’un péché qui n’aura été effacé par aucune absolution ? Quelle pénitence appropriée au pardon requis aura donc ainsi fait défaut ?
Cette femme est dangereuse. Qui dit impureté, dit souillure, contamination, propagation, pandémie, qui sait ? Il faut éviter cela, le péché qui infeste son corps pourrait nous atteindre. Isolons-la, on ne la verra plus à la synagogue ni au marché ; dans nos rues, à peine, et de loin. La voilà excommuniée, elle disparaît donc de notre fraternité, de nos banquets et de nos réjouissances : tu vas connaître l’isolement du bagne, tu seras une morte-vivante, frappée par la sanction implacable de la Torah.
Mais voilà, avant même de tenter son coup de force, cette femme est entrée en Évangile. Et cela lui donne une audace folle : on lui avait interdit de fréquenter ses semblables, qu’à cela ne tienne, au risque du pire, lapidation exécutée sur-le-champ (on serait en pleine crise sociale et la thérapie est simple : éliminer l’impur par tous les moyens).
La voilà qui se mêle de croire, qui se mêle d’y croire. Quelle audace, et c’est cette audace-là qu’on appelle la foi. Jésus va le lui dire lui-même : « Ta foi t’a sauvée », tu as osé, tu as risqué le tout pour le tout, et c’est à cause de cela que tu recouvres la santé et la vie vivante avec tous.
Audace, oui, et intelligence rusée : elle ne va pas se présenter frontalement, elle serait obligée de parler, on la reconnaîtrait et son compte serait bon ! Alors, elle ruse, elle va venir par derrière, sans rien dire, sans un mot, discrètement. Elle imagine son stratagème : « Si je parviens à toucher seulement son vêtement, je serai sauvée » ; je touche son châle de prière, ce vêtement sacré qu’il porte pour la prière, et donc je reprendrai contact avec le monde du divin…
Simplement toucher, oh ! presque rien, et peut-être ainsi toucher son âme, son principe divin à lui. Eh ! j’ai entendu parler de lui, la rumeur qui circule m’a instruite. La rumeur de Jésus qui se répand, que voulez-vous, on n’a pas attendu les réseaux sociaux et tout leur bazar pour ça, la rumeur de Jésus, le bruissement de l’Évangile, ça contamine les esprits, plus sûrement, plus droitement que le mal impur…
Ça y est ! elle y arrive, elle touche Jésus et Jésus est touché, on va le voir. Presque une blessure : il ressent l’atteinte, une force qui sort de lui, qui s’échappe sans qu’il l’ait voulu. Comme une spontanéité sauvage qu’il ne maîtrise pas, la générosité du bien à fleur de peau. Écoulement contre écoulement : le bien qui s’écoule, qui se diffuse, et l’écoulement du sang qui s’arrête sur-le-champ, elle le ressent, qui se défait, et son corps qui se refait. Et lui s’interroge, il se retourne – moment terrible que cette volte-face du Fils de Dieu. On le sait, dans l’Ancien Testament, on ne pouvait voir Dieu face à face, vis-à-vis, sans mourir. C’était la règle, et là, c’est l’inverse, toute la différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Elle voit Dieu face à face, tremblante certes, mais elle ne ment pas, elle explique tout, elle se justifie et le Fils de Dieu approuve : « Ma fille – il parle donc comme un père ! – ta foi t’a sauvée… ».
Nous ne savons pas le nom de cette femme, et c’est dommage, mais peu importe ! On vient de voir comment la féminité de cette femme avait été malmenée, bafouée, humiliée, et comment, avec Jésus, la voilà restaurée magnifiée, exaltée : « Ta foi t’a sauvée », c’est la première fois qu’il dit cela dans l’évangile. Alors, féministes de tous les pays, réjouissez-vous, ne perdez pas courage, car le Fils de Dieu est avec vous !
Et ça continue. Cela faisait douze ans que cette femme peinait à vivre, et la fille de Jaïre a douze ans. Douze ans, l’âge où l’on devient jeune fille, et même jeune femme. L’âge des premières règles. Souffrance tout à l’heure de ce flux de sang immaîtrisé, et ici, c’est le sang qui ne circule plus dans ce corps léthargique. Et si, maladroitement, Jaïre y était pour quelque chose ? Il vient de présenter la situation dramatique sans détour : « Ma fille qui est si jeune, ma fillette est à la dernière extrémité… » Tu es mal avisé, Jaïre, de parler ainsi de ta fille, ce n’est plus une fillette, une gamine, ta gamine, que tu couves ainsi d’une tendresse un peu étouffante. Elle devient femme, c’est l’âge des premières amours qui va venir, et tu la traites, par affection, c’est sûr, de fillette ! Laisse-la respirer, qu’elle commence à goûter l’ivresse de sa liberté !…
Jésus arrive à la maison. Trop tard. Tout le tintamarre et tout le ramdam des professionnels de la tristesse appointée, de l’endeuillement officialisé, sont déjà à l’œuvre. Le Maître est péremptoire, décisif : « Elle n’est pas morte, elle dort ». Les professionnels se moquent, ce n’est pas eux qu’on va tromper, ces experts en choses thanatologiques. Jésus passe outre : la foi toujours, là encore. Et il entre dans la chambre mortuaire qui va s’illuminer en chambre nuptiale, il entre comme le Fiancé, suivi de ses trois témoins. Il s’agenouille devant la Bien-aimée – n’est-elle pas celle du Cantique des cantiques ? -, il prend sa main en un geste d’alliance, il prononce les mots de l’éveil : « Talitha, koum, lève-toi, il est temps de ressusciter, de sortir de la léthargie où tu avais sombré de tristesse, de mélancolie peut-être. Jeune fille, lève-toi ».
Et la jeune fille se lève, elle n’est pas l’enfant, elle n’est plus la fillette, et elle se met à marcher, elle conduit ainsi les premiers pas de sa vie toute neuve. Nous sommes, nous les parents, stupéfaits, on n’en revient pas : petiote, tu nous as révélé une femme jeune que nous n’avons pas vue grandir et que nous n’avons pas su honorer comme il le fallait. Et surtout, parents, pas de battage là-dessus, n’allez pas alerter la presse ou la télé, calmez Facebook autant que possible, car, vous le savez, si le bien ne fait pas de bruit, le bruit, lui, ne fait pas de bien.
Et donc, donnez-lui à manger, elle a douze ans quand même, on doit avoir faim à cet âge-là, surtout après de telles émotions. Jésus attentif, Jésus attentionné, Jésus merveilleusement, délicieusement, délicatement paternel.
Rueil-Malmaison, St-Pierre – St-Paul
30 juin/1er juillet 2018
13ème dimanche du temps ordinaire (année B)