Le tombeau vide – Jean 20,1-9
par le Père François Marxer
Le Christ est un enfant bien élevé : il range ses affaires quand il en a terminé avec quelque chose. On peut supposer que, lorsque Marie lui disait : « Va ranger ta chambre », ou que Joseph lui demandait : « Viens m’aider à remettre de l’ordre à l’atelier », il obéissait promptement. Ça lui a donné de bonnes habitudes.
Là, il en a fini avec la mort humaine, et donc, il replie le linceul le plus soigneusement du monde, bien à plat, et il roule le suaire à part, sans oublier les bandelettes qu’il ne laisse pas traîner. Une pieuse tradition qui va courir de génération en génération, mais sans laisser la moindre trace dans les Écritures du Nouveau Testament – sans doute n’était-ce pas si important, si déterminant que cela -, cette tradition nous rapporte qu’aussitôt après, en ce frais petit matin de printemps, il est allé voir sa mère : elle ne pleurait pas, elle ne lisait pas non plus les prophètes comme, dit-on, elle lisait Isaïe quand l’ange, il y a trente ans, lui apporta l’annonce, elle ne faisait rien de particulier pour dissiper son deuil, simplement, elle attendait. Elle l’attendait, lui, parce que l’espérance est de croire sans faille à l’impensable, à ce qui n’est pas possible.
En attendant, les autres qui le chérissaient sont dans la détresse et la désolation. Mais pas seulement peut-être. Pourquoi, en effet, Marie Madeleine revient-elle si tôt matin au tombeau ? Serait-ce une insomnie qui l’aurait tourmentée ? Peut-être pas. Marie Madeleine n’a sans doute pas lu la philosophe Hanna Arendt, mais elle serait en mesure de la comprendre – deux juives ne peuvent que se comprendre à mi-mots et sur le fond des choses – quand Arendt écrit que l’essentiel de sa foi se tient dans l’imprévisible.
La mort est inimaginable : comment donc ne plus voir jamais, ne plus entendre jamais celui que l’on chérissait d’un amour fou et profond ? Marie Madeleine n’y tient plus : elle va à tire-d’aile au jardin du sépulcre, en caressant, qui sait ?, l’espoir fou de le revoir quand même au détour d’une rue. Et quand, de loin, elle s’aperçoit que la pierre a été enlevée, elle ne prend même pas la peine d’aller y voir de plus près, d’entrer dans le tombeau, d’en avoir le cœur net. Mais non, tout de suite – aurait-elle lu un peu trop de romans policiers ou regardé de séries américaines à la télé ? – elle échafaude un scénario, un kidnapping : « On a enlevé le Seigneur de mon amour, et on ne sait pas où on l’a mis ». La mort est vraiment brouillonne, elle met du désordre partout. Mais il pourrait y avoir quelque chose d’autre, d’impensable. Elle n’y songe guère : la voilà déconcertée.
Déconcertés aussi, les deux disciples. Simon-Pierre réagit comme un commissaire de police : il dresse procès-verbal de l’état des lieux et de la situation, ce n’est pas si mal, mais ça ne va pas plus loin. Que pourrait-il en effet imaginer au-delà de ce réel – la mort – au-delà de cette réalité – un tombeau sagement rangé – ? Il n’y a rien d’autre à imaginer, l’inimaginable ne lui effleure pas l’esprit !
Ce n’est pas la même chose pour l’autre disciple. Lui, « il vit, et il crut ». Qu’est-ce à dire ? Sinon que tout ce qu’il a sous les yeux lui saute au regard comme une partition musicale : il lit la portée, les grappes de notes, le mouvement des arpèges et, comme un vrai musicien, comme Philippe Merle ou Bernard Loyat ou Pierre Sans et bien d’autres à leur orgue, il entend une musicalité, il perçoit une musicalité, celle de la Parole qui git dans les Écritures, et ce sont les mots mêmes du Père « qui donne la vie aux morts et qui appelle à l’existence ce qui n’existe pas, ce qui n’est que néant » (Rom. 4,17). Et il saisit que Jésus est à jamais enveloppé dans ces paroles-là, dans ces mots-là, qu’il n’y a en lui nulle résistance, nul obstacle, il n’y a qu’offrande.
Lui-même – et nous étions là, il y a quinze jours, à Béthanie, pour consoler les deux sœurs, Marthe et Marie -, lui-même n’a-t-il pas entendu, du fond de l’antre de la mort où il gisait, n’a-t-il pas entendu ces mots impérieux : « Lazare, viens dehors ! » Sa sœur Marthe le lui avait rappelé et dit après son retour à la vie, que croire, c’était cela : que Jésus est la Résurrection et la Vie, que celui qui croit en lui, même s’il a trépassé, vivra et ne mourra jamais. C’était un bon début pour une remise en ordre, une remise des choses à l’endroit, et elle avait acquiescé. Tout de suite. L’Impensable, l’Inimaginable, l’Imprévisible.
Les grands-prêtres et le Sanhédrin ne sont pas près de l’entendre, nous rapporte saint Matthieu. Tout comme les soldats qui n’entendent que le cliquetis des deniers qui tombent dans l’escarcelle, le prix de la corruption, c’est le passe-partout des pouvoirs pour assurer l’ordre, disent-ils. Mais l’ordre est chamboulé, c’est inimaginable : « On a enlevé le Seigneur, et nous ne savons pas où on l’a mis ». C’est ce que dit Marie Madeleine, et là elle a raison : à partir de ce matin de Pâques, nous ne saurons jamais par avance où il se trouve. Et toute notre vie de disciples, de chrétiens et de chrétiennes, ce sera de sans cesse le chercher, de le découvrir là où on s’y attendait le moins, ce sera d’être en vigilance contemplative, d’être des veilleurs d’espérance, aux aguets de Celui qui vient, toujours Impensable, toujours Inimaginable, toujours Imprévisible.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
1er avril 2018 – jour de Pâques