La vérité, l’autre visage, le Visage de Lumière, Mt 17,1-9 (la Transfiguration)
Par le Père François Marxer
Dimanche dernier, le diabolos, le diable, était à l’œuvre, tentant – et sa tentative était une tentation – tentant de saper l’évidence du baptême – l’évidence prononcée par la voix paternelle : « C’est toi, mon Fils, mon Bien-Aimé, en qui je mets toute ma dilection ». Tentative sans succès : Jésus avait répondu pied à pied, parole contre parole, parole de Dieu confessée contre parole de Dieu détournée.
Ce jourd’hui, ce n’est plus l’étendue sans fin du désert que nous arpentons, ce n’est plus la stérilité du désert que nous traversons, qui menaçait le décret de l’amour, mais c’est la montagne que nous gravissons, l’élévation sans limite de la montagne de lumière. Dimanche dernier, la vérité était mise en question dans un âpre combat, nous pouvions vaciller dans les incertitudes du doute ; à présent, c’est l’éclat de la vérité, c’est le visage de la vérité que nous regardons face à face. Et le Père des lumières insiste à redire ce qu’il a déjà dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve toute ma joie », il relance dans l’espace tumultueux de nos relations humaines son affirmation d’amour, l’explicite de son désir : « Écoutez-le ».
C’est très clair et passablement obscur en même temps – sous les oliviers du Jardin de Gethsémani, ce sera même écrasant. En tout cas, c’est un éblouissement : ce visage de lumière, ce visage sans fard, sans masque, dans sa lumière, est insupportable, à en être sombre nuée. Mais n’est-ce pas déjà cette nuée ombreuse qui était tombée comme un manteau nuptial sur les épaules de Marie au jour de l’Annonciation pour la rendre féconde comme un jardin ensemencé, à l’inverse du désert de tant de nos désirs si secs et si stériles ?
Cette stérilité du cœur humain, elle s’entend, elle se déguise dans le bavardage. Bavardage de Simon-Pierre qui ne sait pas quoi dire et qui fait l’intéressant : « Il est bon que nous soyons ici ! Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes…. » C’est sympathique, mais un rien prétentieux : eh ! Simon-Pierre, tu joues au premier de cordée, mais auras-tu les sherpas qui suivent avec le matériel ? Et tu parades à dire : Il est bon que nous soyons ici ! Oui, Seigneur Jésus, tu as de la chance, c’est quand même pas mal que tu nous aies sous la main. Et c’est pas mal non plus aussi pour nous : enfin, plus de tracas, plus de soucis, on a atteint l’objectif.
Tu vois, je te l’avais bien dit, il y a une semaine, quand tu nous avais détaillé ton programme de Messie : monter à Jérusalem, souffrir, être tué, et puis après ça, ressusciter – ça, on ne voyait pas très bien ce que ça voulait dire. Mais peu importe, moi, je t’ai dit : pas question, un Messie, ça a d’autres projets. Et toi, tu m’as carrément giflé en trois mots : « Derrière moi, Satan ».
Satan, le Satan de la tentation, voilà qu’à travers moi, il reprenait du service, le mandrin ! J’étais pourtant plein de bonnes intentions, et je faisais fausse route : c’est vrai aussi que je voulais être un peu aussi, être moi, un peu le patron, puisque tu venais de me dire que j’étais le roc sur quoi tu allais bâtir ton Église.
C’est vrai, Pierre, tu avais eu une intuition fulgurante – d’ailleurs, le Père du Ciel t’avait donné un petit coup de main ; alors, ne fais pas le flambard ! Tu avais déclaré tout net à Jésus qui vous interrogeait : « Tu es le Christ, le Fils de Dieu vivant » Ouais, le Christ, c’était la raison de votre espérance à tous, votre raison d’espérer, mais c’était encore une idée, pas un être de chair, de passion et de désir. Ah, tu aurais fait un peu de catéchuménat, ça ne t’aurait pas fait de mal…
Ça, c’est le meilleur de Simon-Pierre : pas malin à ses heures, mais généreux toujours. Et pourtant tu vas te défausser comme un lâche, quand une gamine fera remarquer à tout le monde dans la cour de la maison du Grand-Prêtre que tu es Galiléen et que ça s’entend à ton accent : t’es pas un Ch’ti, ni un Alsaco, ni un Marseillais, t’es un Galiléen ! Et t’as protesté. Alors qu’il y peu, tu avais protesté tes grands dieux que tu n’abandonnerais pas. Jamais.
Il n’y a pas de duplicité en toi, Simon-Pierre, mais on est tous comme ça : on a plusieurs visages, on est plusieurs. Pas comme le gars un peu dérangé qu’on avait déniché au pays des Géraséniens et qui avait déclaré : « Je suis légion ». Ça fait beaucoup, nous, ce n’est pas tant que ça. Mais n’empêche, on est plusieurs…
C’est comme s’il y avait du Moïse et de l’Élie en nous, deux gaillards qui ne se supportaient guère : Moïse, l’homme de l’ordre, de l’organisation, du planning des choses ; et puis Élie, l’aventurier qui vient le narguer du haut de la prophétie : « Tu as entendu la voix de Dieu au Sinaï dans le trafalgar du grand spectacle (orage, ouragan, séisme, volcan) ? Eh bien moi, c’était bien mieux à l’Horeb, j’ai entendu Dieu à l’intime, « une parole de fin silence ». Et, Pierre, regarde bien, ces deux-là (qui se regardaient en chiens de faïence), Jésus est entre les deux, il est leur entretien, il les réconcilie, il les unifie.
Comment fait-il ? Sa façon est un peu étrange. Lui-même a plus d’un visage : visage de colère et même de fureur parfois, mais aussi, souvent, visage de douceur et de compassion ; or ce jourd’hui, sur la montagne, il nous montre son vrai visage, son visage de vérité, son visage lumineux, celui qui nous unifie.
Après sa résurrection, ce sera plus compliqué. Il a des visages où on le reconnaît et des visages où on ne le reconnaît pas. Jardinier qui interroge Marie-Madeleine, voyageur qui accompagne les deux gars d’Emmaüs, promeneur matinal qui fait son jogging au bord du lac de Tibériade. Comme s’il prenait pour lui, en lui, tous nos visages, tous nos tempéraments, toutes nos façons d’être et de vivre, pour les engranger dans l’unité de la lumière, dans le grand soleil de son Éternité.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
25 février 2018
2ème dimanche de Carême (en présence de catéchumènes)