Un autre regard par le Père François Marxer
La vie reprend… et on retrouve ses obligations avec quelque plaisir. Ainsi suis-je allé à Bordeaux il y a quinze jours pour animer une session de théologie (en présentiel, figurez-vous) consacrée au thème de la conversion. Le vocabulaire est particulièrement suggestif puisqu’il nous fait explorer les arcanes de la conversion philosophique (en grec, épistrophè, ce qu’on pourrait traduire par un retour à un équilibre originel qui aurait été perdu ou négligé) ; il nous expose ensuite aux risques de la conversion religieuse : dans la tradition hébraïque, la teshouvah (entendez, un retour à l’Alliance de Dieu qui se veut le garant de notre liberté et nous délivre de l’aliénation des faux dieux, des idoles qui nous paralysent, pour nous relancer vers l’avenir). De son côté, (et le modèle en est l’aventure de Saul de Tarse devenu Paul l’Apôtre), la vie chrétienne célèbre la métanoïa, retournement de mentalité où s’opère un changement d’esprit et de style.
Voici donc l’héritage qui nous est légué et qui garde toute sa pertinence. Surtout quand on se réjouit ou s’enorgueillit du retour de tant de fils prodigues (plus ou moins célèbres, ce furent les Frossart, Decoin, Clavel, Hossein, Guillebaud…) à la religion des pères (que voilà ainsi reconnus et justifiés) ; on admire ces aventuriers qui se cabrent à devoir changer de cap, oh ! pas forcément de façon soudaine et immédiate : ne nous laissons pas tromper – paradigme obligé ! – par la « légende » du pilier de Notre-Dame pour Paul Claudel en ce Noël 1886. Or Claudel aura mis quatre ans pour vraiment devenir chrétien et entrer sans (trop de) réticence dans l’Eglise. Et encore, après ça, erreur d’aiguillage, il est à deux doigts – excès d’une générosité mal orientée – de renoncer à son talent de poète et d’écrivain en allant s’enfermer dans le monastère bénédictin de Ligugé. Mais le Seigneur – sans doute par la voix de conseillers mieux avisés – lui aura signifié clairement : non, ce n’était pas de ce côté-là qu’il était appelé à s’aventurer !
Un court roman de Maurice Bellet, Les allées du Luxembourg *, – et nous savons que Maurice Bellet est un excellent connaisseur de l’âme humaine et un observateur perspicace des mutations de nos sociétés – nous fait toucher du doigt ce qu’au plus profond de la condition humaine, hors de toute considération confessionnelle, la conversion bouleverse er révèle. Le héros, Jean Périer, n’est « ni long ni court, ni gras ni maigre, ni beau ni laid : il est moyen ». Il habite près de Saint-Sulpice, un monument dont il déteste l’emphase prétentieuse et méprise le vide désespérant « Ce lieu prétend bien être habité. Habité de Dieu, s’il vous plaît. Monsieur Périer se sent modeste en théologie. Il lui semble pourtant que Dieu, Dieu, Dieu, ne doit pas se sentir chez lui sous ces voûtes décidément sinistres. »
Et par trois fois, en traversant les allées du jardin du Luxembourg, il connait une vision, une révélation : « il voit ce que tout le monde voit : la pièce d’eau toute ronde, le jet d’eau, les gens sur les chaises, un bambin qui court après un pigeon qui s’envole, la façade du Luxembourg, les lointains de l’Observatoire. Et il voit le Ciel ouvert. » Ça ne vient donc pas de sa propre complexion, ça vient d’ailleurs : « Tout a basculé, invisiblement et sans secousse, dans l’absolument inentamable : une splendeur de l’être, une douceur de la création, une saveur de la vie, une générosité du temps, qui ne passe plus – soudain, Monsieur Périer est dans l’éternité, l’éternité ici et maintenant. » Mais ce n’était qu’un préalable. La deuxième fois, il croit bien sombrer dans le désastre, la fin du monde – l’effondrement ; en fait c’est le chaos primitif qui se révèle à lui, dont il émerge. Naissance. La troisième fois, illumination : « ce qu’il voit, c’est l’envers lumineux du monde. A moins que ce ne soit l’endroit, et que notre regard ordinaire ne voie que l’envers de la tapisserie, confus et laid. De l’autre côté, de l’autre côté est la merveille. »
La conversion c’est cela, advenir au réel, à la réalité des êtres : « Monsieur Périer les voit tels, c’est à craindre, qu’ils ne se verront pas eux-mêmes : lumineux, bienheureux, glorieux comme des anges ; chacun d’eux, en son cœur, en son centre, habité de la merveilleuse puissance qui peut transfigurer le monde et toute vie ; chacun d’eux unique, désirable, aimable infiniment. Et toute la saleté, la misère, le lâche et tordu et vicieux et moche et bête, qui tombe d’eux comme un triste déguisement de papier, pour les laisser vibrants et vifs – comme au premier jour. »
Monsieur Périer se rend à Notre-Dame, sous la Vierge du célèbre pilier. « Autour de lui, c’est la cohue : il y a les fidèles. Il y a la marée irrépressible des touristes, des charretées de Japonais, d’ Allemands, de Scandinaves. Ce brassement populaire fait très Moyen Age. Jean Périer s’y sent mieux que dans la solennité glacée de Saint-Sulpice. Tout d’un coup, il saisit ce que peut être ou ce que devrait être ce lieu-là : la Demeure. Le lieu où nous pourrions, pauvres humains, habiter en paix et plénitude ; le lieu où par excellence on n’est point seul et pourtant chacun laissé généreusement à lui-même. Belle idée. »
La conversion : un autre regard. Chacun est un mystère (à Son image et à Sa ressemblance).
On a encore beaucoup d’efforts à faire.
*Maurice Bellet, Les allées du Luxembourg, Desclée de Brouwer, 2004