Il leur dit : « La paix soit avec vous ! » Après cette parole, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur. Il leur montre ses blessures, et de le voir ainsi suscite en eux, pourtant si désorientés, si déprimés par tout ce qui était arrivé – cet échec cuisant, définitif, cet effondrement, tous ces rêves perdus à jamais…– de le voir a engendré la joie. Une joie première, primesautière, enfantine, sans raison ni calcul. Voir provoque la joie, mais pour que cette passion heureuse ne soit pas feu de paille, encore faut-il entendre. Entendre la parole qu’il dit à leur adresse : « La paix soit avec vous ! » Et par deux fois, pour que cette paix qui pérennise la joie s’imprègne en eux.
Il leur montre ses cicatrices. Ce n’est pas pour se faire identifier – “ C’est bien moi ”, à défaut de papiers d’identité en quelque sorte, pour qu’il n’y ait pas de méprise –, ou pour en tirer quelque fierté : regardez ce que j’ai enduré héroïquement… Il montre, il ne démontre rien. Il montre qu’il n’ a pas triché, qu’il est allé jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême (comme il le leur avait fait deviner en leur lavant les pieds comme un esclave misérable. Ce n’est pas une démonstration, c’est une monstration : « Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir. »
Dans notre montée vers la Passion, nous avons eu l’occasion de lire la lettre aux Hébreux, heureusement convoquée par la liturgie de l’Annonciation le 25 mars. Je voudrais y revenir. Car ce texte capital repose quand même sur un bien étrange dysfonctionnement, presque une contradiction. Pour argument, la lettre cite le Psaume 39
Tu as fait pour nous tant de choses, toi, Seigneur mon Dieu ! Tant de projets et de merveilles : non, tu n’as point d’égal ! Je les dis, je les redis encore ; mais leur nombre est trop grand !
Tu ne voulais ni offrande ni sacrifice, tu as ouvert mes oreilles ; tu ne demandais ni holocauste ni victime, alors j’ai dit : « Voici, je viens. »
Dans le livre, est écrit pour moi ce que tu veux que je fasse. Mon Dieu, voilà ce que j’aime : ta loi me tient aux entrailles.
J’annonce la justice dans la grande assemblée ; vois, je ne retiens pas mes lèvres, Seigneur, tu le sais.
Reconstituons sans peine le scénario de l’aventure que le psalmiste commente avec gratitude : il était dans la détresse dernière, le malheur l’avait assailli, accablé, il allait périr, et son Dieu lui a envoyé le salut attendu, espéré, imploré. Comme allait-il dire sa reconnaissance ? comment aurait-il pu solliciter la bienveillance de son Dieu ? Les rites de la tradition d’Israël lui rappelaient que des sacrifices seraient tout indiqués. Or, lui s’en est rendu compte, ce n’est pas cela, cette surenchère sanglante que son Dieu attendait de lui. Ce que Dieu attendait, c‘était qu’il allât dans la grande assemblée pour y chanter sa louange devant tous : le sacrifice des lèvres, c’était ça la volonté de Dieu. Et lui y souscrit, un peu étonné peut-être ; mais le prophète Michée n’avait-il pas dit : « Ce que le Seigneur réclame de toi : rien d’autre que respecter le droit, aimer la fidélité, et t’appliquer à marcher avec ton Dieu. » ?
Or que dit la lettre aux Hébreux elle-même ? C’est que les sacrifices qui ensanglantaient le Temple sont nuls et non avenus, inopérants pour purifier, pour pardonner fautes et péchés, et qu’il fallait donc un sacrifice tout neuf, efficace celui-là ; une fois pour toutes – pas besoin de le réitérer, cette opération fastidieuse et désespérante au fond. Ce sera la nouveauté fracassante du sacrifice de Jésus, mais entendons bien : ce sacrifice, ce n’est pas d’avoir agonisé atrocement sur le gibet, c’est de s’être donné, car telle était la volonté du Père, aller jusqu’au bout d’une générosité de soi qui se donne sans compter. Et pour nous le persuader, réentendons ses paroles à lui lors du dernier repas, le repas du passage, de la Pâque en Dieu et vers Dieu son Père : « Prenez, c’est mon corps pour vous, buvez, c’est mon sang pour vous. » Pour vous qui êtes mes amis ; mais je me donne aussi à mes ennemis, mes adversaires qui me veulent du mal. Sauvagement, injustement. Me donner à vous et à eux, à tous, à la multitude, c’est ça que le Père me demande, accomplir ce qu’est une destinée humaine, et c’est à cela que je m’offre. Et ça vaut toutes les expiations du monde dont vous êtes pourtant si friands, à cause de tous vos ratages ! C’est vrai que pour beaucoup d’entre vous, Mel Gibson est le cinquième évangile !
Et ce n‘est pas pour rire que je vous ai aimés, comme je le dirai à Catherine, ma fille de Sienne. Ce que je sais et que mon Père sait aussi désormais, c’est que notre demeure, c’est la chair, le corps de chair que ma venue dans l’humanité nous a offert en partage avec tous les autres humains. Comme l’a bien compris Alexis Jenny dans son essai Son visage et le tien : « Le seul lieu de Dieu est le corps de l’homme, celui dont il prévoyait qu’il le reconstruirait en trois jours. Le lieu de Dieu n’est pas ce ciel trop haut qui accueille les nuages, pas ce ciel si noir qui accueille les étoiles, car ces cieux-là ne contiennent rien, simplement de l’air puis du vide. Le lieu de Dieu est le corps de l’homme, il n’’est pas d’autre lieu où il puisse être perçu, connu, reconnu. Le lieu de Dieu, ce sont les cieux repliés dans le corps de l’homme, ces voûtes faites d’os et de chair à l’intérieur, les voûtes du crâne et celles de la poitrine, repliement infini d’une grande surface où son visage serait visible si elle était dépliée ; mais repliée, cette surface où il apparaît constitue notre corps, et l’exploration de ses plis pour enfin voir l’image qu’il contient est la tâche de toute une vie. »