Les trois anges !
Père François Marxer
Comme il y a trois Rois Mages (dont la science populaire sait qu’ils se prénomment Gaspard, Melchior et Balthasar), comme il y a trois Dames au service de la Reine de la nuit dans la Flute enchantée de Mozart, il y avait, dans ce petit village de Barisey-la-Côte, en Lorraine, dont mon oncle François était le curé, il y avait trois paroissiennes, rituellement présentes dans le même banc – le quatrième – à la grand’messe du dimanche. C’était Madame Moudin, Madame Maitrehanche et Madame Galand. Trois visages paisibles et recueillis, attentifs, et qui suivaient avec tout le sérieux possible la prière de l’Eglise, qu’elles murmuraient discrètement plutôt qu’elles ne la prononçaient : ainsi avançaient-elles dans la familiarité de leur Dieu ; et encore je ne sais rien de l’intime conversation qu’elles pouvaient avoir avec lui. Des trois, Madame Galand avait sans doute été la mieux favorisée : feu son mari avait été un notable, et il avait quelque bien au soleil, et il était de tradition qu’elle-même offrît une brioche, simple mousseline, le dimanche, fourrée de fruits confits, pour les grandes fêtes, à Monsieur le Curé qui passait chez le boulanger au point du jour. Trois visages, ravinés par les intempéries et le soleil des travaux des champs ou des jardins, des mains noueuses, calleuses, promptes à rendre service, qui ne répugnaient ni à l’effort ni à l’entraide. Trois visages liés par une inaltérable amitié et le secret partagé d’une vie ordinaire et sans éclat.
Madame Moudin vous offrait son sourire ineffable de douceur et de bienveillance : un cadeau inouï pour les âmes en peine et les cœurs découragés. Mais peut-être sa générosité était-elle par ailleurs des plus discrètes : il n’était pas rare que mon oncle, revenant à sa voiture après une visite, trouvât sur le siège avant quelque modeste victuaille, œufs ou beurre frais, ou paquet de sucre – on vivait chichement dans ces campagnes quand on n’était pas un “gros” – à moins qu’elle ne fût la personne qui réglait, sans qu’on pût le savoir, les achats que mon oncle chaque semaine faisait auprès de M. Duprat, le boucher qui desservait les villages d’alentour. Telle est la générosité paysanne que j’ai connue en ces années-là, je voudrais en saluer la grandeur, la noblesse dans sa modestie même.
Mais je me rappellerai plus encore ce matin où, après la messe, Madame Maitrehanche vint apporter à mon oncle un plateau de pommes, de pommes superbes, venaient-elles du jardin des Hespérides ou de celui d’Eden, je ne sais, en tout cas, des splendeurs de pommes. A n’en pas trouver les mots, embarrassé, pour dire son émerveillement et sa reconnaissance, mais elle, souveraine : « Mais, Monsieur le Curé, quand on offre, on donne ce qu’on a de plus beau ».
Dans son grand roman, Vie et destin, Vassili Grossman fait l’éloge de ce qu’il appelle « la petite bonté », cette vertu qui est l’apanage des petites gens, des simples gens – les « classes moyennes du salut » (comme aime à le dire le Pape François à la suite de Joseph Malègue) – les préférés du Royaume – et dans le contexte de la guerre germano-soviétique, cette vertu n’était pas sans risque. Une vertu de pas-grand-chose (réécoutez l’Auvergnat de Brassens : « Ce n’était rien qu’un feu de bois Mais il m’avait chauffé le corps Et dans mon âme, il brûle encore… »), mais, en nos temps d’épreuves et de pandémie, toujours attendue, car tellement réconfortante, tellement essentielle, tellement humaine, car sans en avoir l’air, elle renouvelle le monde, elle donne ce qu’il faut de confiance pour continuer à vivre nos chiennes de vie !
« Trois anges sont venus ce soir, m’apporter de bien belles choses… » C’était un “ tube ” des années 50, chanté par Armand Mestral et par Tino Rossi. Je traduirais ainsi : l’ange de la confiance, l’ange de la bienveillance, l’ange de l’espérance. Serez-vous cet ange-là cette année ?