Fête Dieu 2020
Par le Père François Marxer
En ce temps-là, Moïse disait au peuple d’Israël : « Souviens-toi de la longue marche que tu as faite pendant 40 années dans le désert : il voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le cœur. Il t’a fait passer par la pauvreté, il t’a fait sentir la faim et il t’a donné à manger la manne, cette nourriture que ni toi ni tes frères n’aviez connue », cette nourriture roborative et qui s’adapte au goût de chacun, cette nourriture qui lui convient, et qui est pure gratuité, car elle pourrit dès que tu veux la mettre en réserve et en faire ta propriété.
Telle est la tactique de Dieu. Certes, on célèbre habituellement sa Toute-puissance et sa maîtrise de toutes choses (bref, Harry Potter n’a qu’à bien se tenir !) ; je préférerais dire combien il est habile et même rusé, usant des circonstances telles qu’elles se présentent, inévitables souvent – que voulez-vous, traverser un désert avec armes et bagages n’est guère un agréable voyage de tourisme, « pays des serpents brûlants et des scorpions, pays de la sécheresse et de la soif », et pourtant il faut passer par là ! Mais Dieu tire profit de ces circonstances, de ces contingences, pour nous faire progresser, pour nous élever – comme on élève un enfant (et d’ailleurs, Israël au désert est souvent comparé à un gamin qu’il s’agit d’éduquer, en lui faisant mesurer ses limites mais aussi prendre conscience de ses caprices et de ses fantasmes…) L’élever, le faire parvenir à plus haut.
Il t’a fait sentir la faim. Et si je fais retour à notre temps présent, j’ai envie de transposer : il t’a fait, il nous a fait sentir la faim de l’Eucharistie. Oui, deux mois durant, le dimanche matin (ou le samedi soir) nous aura manqué. Oh ! bien sûr, nous avons trouvé un palliatif, la diffusion sur nos écrans de confinés chez nous ; mais ce n’était qu’un semblant, c’était insuffisant, quelque chose manquait, et certains s’en sont heureusement fatigués. On a tenté de compenser en rappelant ce qu’est la communion spirituelle ; c’est vrai qu’on avait oublié que le concile de Trente qui ouvre notre catholicisme moderne, soulignait qu’elle doit indispensablement accompagner toute communion sacramentelle, si on la veut fructueuse ! … Dont acte !
Mais est-ce la faim de l’Eucharistie que nous avons éprouvée ? Ou la faim de la messe (certains disaient même : la faim de ma messe !) ou, plus trivialement encore, faim d’hostie ? Cela, je l’ai perçu quand des paroissiens, rencontrés dans la rue, m’ont suggéré pour pallier le défaut de communion, une distribution des hosties consacrées sur les parkings paroissiaux ou aux abords des églises, après la retransmission télévisuelle. Tout cela sous d’excellents motifs de grande piété. Mais tout cela m’a interrogé : est-ce de l’Eucharistie ou de messe dont nous avions faim, et même d’hostie ? Car ce n’est pas la même chose, telle est la question.
La revendication s’est faite, de la part de certains groupes, de plus en plus véhéments, au point de se voir relayée par un parti politique, disons, quelque peu périphérique. Revendication qui aurait pu paraître intempestive et qui aura pu étonner nombre de nos concitoyens quand on sait la désertification de la pratique dominicale en province et, au mieux, sa faible densité dans les grandes villes, agglomérations et métropoles. Mais après tout, nos églises ne cherchent pas à faire du chiffre, encore moins du clinquant, du spectaculaire, et ma foi, l’auteur de la lettre aux Hébreux, dans le Nouveau Testament s’inquiétait de voir nombre de frères « déserter nos assemblées ». Déjà ! …, pourrait-on dire.
Enfin, ces épisodes ont dû obliger le pouvoir à assouplir les dispositions imposées à l’exercice des cultes (encore qu’il faudrait s’entendre : l’Eucharistie n’est pas un culte, le culte est du domaine de l’État, il y a même un ministère pour cela ! ni même une cérémonie – ce qui est affaire de mise en scène, mais c’est une célébration, célébration d’un Amour qui se donne sans retour, et dont le rituel que nous suivons, simplement, trace le seuil qu’il nous revient de franchir). L’on a donc trouvé un compromis, car, l’avait-on oublié ? loin de toute arrière-pensée, nos gouvernants se préoccupaient, maladroitement peut-être, du bien commun – et comment aurions-nous pu nous soustraire à cette préoccupation, si pénible fût-elle ?
Et donc, depuis deux dimanches, je vous vois de nouveau devant moi, et je suis avec vous, vous avez, savez-vous, fière allure, masqués et distanciés comme vous l’êtes. On dira : c’est mieux que rien, sans doute, cependant la satisfaction nous est partielle, tant mieux ! Mais si nous assistons, si nous participons à la messe – et ceux qui le veulent résolument pourront se dire : j’ai eu ma messe… – faisons-nous eucharistie pour autant ?
Revenons à l’Évangile : nous avons lu en carême, le troisième dimanche, la rencontre de Jésus et de la Samaritaine ; Jésus qui a dit à celle-ci, un peu interloquée : « Ah ! Si tu savais le don de Dieu… ! ». Il lui dit, non pas pour que sa vie quotidienne, corvéable à merci, en devienne plus facile, plus confortable, mais pour qu’elle, cette femme si ordinaire (et de plus, moralement, pas très recommandable), devienne source d’eau vive pour les autres et réponde vraiment à leur soif profonde.
Le Don de Dieu. La Samaritaine semble avoir compris, pas nous forcément. Alors, toujours saint Jean, chapitre 6, va préciser : « Le Don de Dieu, c’est le pain vivant qui est descendu du ciel, et le pain que je donnerai, c’est ma chair donnée pour la vie du monde. »
Haut-le-cœur des Juifs qui l’écoutent : on n’est pas des anthropophages ! La chair humaine, ce n’est quand même pas une solution aux famines qui nous assiègent ni un fortifiant mental pour esprits délabrés.
Vous n’avez rien compris. Écoutez bien : il a dit « manger » et pas « dévorer ». Et pourquoi mange-t-on ? C’est pour s’incorporer le monde qui est extérieur à nous, pour que le monde fasse corps avec nous, en nous, pour que ce qui nous est extérieur nous devienne intérieur.
Notre chère Marie Noël a une très belle comparaison : « L’Amour veut nourrir, se détruire soi-même pour nourrir un autre, se changer en l’autre, pour fortifier l’autre et, de deux, devenir un seul. […] Ainsi, la mère dont le lait en son petit devient sang et vie. Et le lait de la mère en a joie. Ainsi, le Christ à nous donné, dont la chair en nous devient vie par le Pain eucharistique. Et la Chair du Christ en a joie. » (Notes Intimes, p.32)
Et cela entre en parfaite consonnance avec notre Évangile, lu ce jour en saint Jean. Nous connaissons, bien sûr, le récit de l’invention de l’Eucharistie par Jésus, le soir de ce Jeudi Saint avant de mourir, avant de se donner – et il se donne là, déjà… Privilège de ce récit qui est au cœur de la prière eucharistique, avec une hyper-focalisation sur la « consécration », un rien délicate, car c’est toute la prière eucharistique, la prière d’action de grâces qui est consécratoire ! Privilège de ce récit qui n’est pas sans danger, celui de se soucier d’abord de fabriquer, de confectionner la chose eucharistique, autant dire une chose sacrée, d’où le rôle prépondérant du prêtre, considéré, non comme ministre, mais comme sacri-ficateur, fabri-cateur du sacré. Alors que, j’en suis profondément convaincu à présent, avant tout je préside votre assemblée pour qu’elle soit organisée et organique et que tous ensemble nous célébrions l’action de grâces du Christ, nous entrions dans l’action de grâces du Christ, vous avec moi, moi avec vous, et je suis, non pas le sacrificateur, mais le sanctificateur : avec l’Esprit Saint, j’ai pour tâche de vous sanctifier, au cours de ce rituel dont le nom le plus ancien – et le plus beau sans nul doute ! – est « la fraction du pain » : façon de dire que Dieu est combien fragile, presque friable, comme nous le sommes nous-mêmes, et que nous sommes donc faits pour nous entendre. Il faut être Marie Noël pour oser si merveilleusement écrire : « O mon Dieu, à force de Vous manger et boire, un jour, Dieu sera mon instinct » (Notes Intimes, p. 137) …
Vous l’avez compris, il ne suffit pas de recevoir le corps et le sang du Seigneur, il y a à devenir le corps et le sang du Seigneur. Le récit du Jeudi Saint, tel que nous le rapportent les évangiles et saint Paul (mais saint Paul dira aussi : « Vous, vous êtes le corps du Christ ») passe du pain au corps. Saint Jean, nous l’avons entendu, c’est le passage de la chair à la nourriture : « Ceci, ce pain, est mon corps » d’un côté, de l’autre, complémentaire : « Ma chair donné pour la vie, c’est le pain que je donnerai ». L’inverse en quelque sorte, mais complémentaire : le rituel d’un côté, l’existentiel de l’autre ; et le sacramentel réunit, rassemble, et l’un et l’autre.
Comment alors ne pas prier les simples mots du poète Jean-Claude Renard :
C’est un Corps glorieux
Que le Corps du Seigneur.
Pour y reposer mon cœur,
Nul autre je ne veux.
C’est un Pain savoureux
Que le Pain du Seigneur.
Pour fortifier mon cœur,
Nul autre je ne veux.
C’est un Grain fructueux
Que le Grain du Seigneur.
Pour ensemencer mon cœur,
Nul autre je ne veux.
C’est un Sang généreux
Que le Sang du Seigneur.
Pour purifier mon cœur,
Nul autre je ne veux.
C’est un Don merveilleux
Que l’Amour du Seigneur.
Pour transfigurer mon cœur,
Nul autre je ne veux.
Fête-Dieu, Aux Catéchumènes, 14 juin 2020, Deutéronome 8, 2…16 ; Jean 6, 51-58