De la Chose à l’Acte eucharistique : le Corps de Dieu en fête !
Père François Marxer
L’avons-nous chanté – et le chantons-nous encore lors des “ Saluts du Saint-Sacrement ” : Tantum ergo sacramentum… oui, un si grand sacrement, immense même, qui partage ce privilège avec le baptême, d’être primordial résolument. Et antiquum documentum novo cedat ritui… privilège inouï en ceci : en lui l’ancienne Alliance cède le pas au rite de la Nouvelle.
Passage donc, de l’ancien (faut-il dire, de l’archaïque) au nouveau. Mais avons-nous franchi le pas, effectué le passage ? Ce n’est pas sûr, car le sacrement ne refoule pas tout ce que recèle notre nature jusqu’en ses profondeurs, parfois bien ténébreuses, mais l’assume pour le sanctifier. Au risque évident de l’équivoque : et l’eucharistie a tout pour cela : notre instinct de détenir un Objet sacré – je n’ose écrire : magique – qui servirait quasiment de talisman, protecteur contre les maléfices voire les mauvais sorts ! Ou alors de médication, de pharmakon – mais on sait que le pharmakon est poison aussi bien que remède ! (J’ai connu à Paris un fidèle qui hantait les églises dans les parages de Saint-Lazare, pour communier dix fois par jour ! : aurais-je pu le raisonner ? Les psychanalystes, en leur langage sévère et acéré, diront : introjection de la force du dieu, compensatrice de nos failles. De telles dérives sont peut-être incoercibles, il s’agira pour nous lucidement de nous en préserver et de ne pas les propager : il est des virus spirituels qui font aussi bien des dégâts !)
Passer de l’ancien au nouveau. Mais qu’est-ce qui est nouveau, sinon que l’Eucharistie est le Don en toute gratuité, sans retour et sans réserve (ce que laissait pressentir la manne au désert) ? Dieu établit sous ce mode une Alliance, et pas un contrat : ce n’est pas du donnant-donnant, mais, comme on le dit familièrement, « c’est cadeau » ! (Même si, à relire Jean 21, il convient, comme le Ressuscité nous y invite, que nous apportions le produit de notre nuit de pêche, avec ses fatigues, ses désillusions, notre rage parfois désespérée, nos réussites aussi, nos ferveurs et nos langueurs, tout ce dont nous sommes fiers et moins fiers aussi, parfois qui nous accable : bref, notre humanité vivante.)
L’Eucharistie n’est pas une Chose, c’est un Acte – et ce qu’il y a à faire, ce n’est pas de “ fabriquer ” le corps sacramentel, c’est de recevoir ce corps pour devenir la chair du Christ. Dit autrement, nous mangeons le corps eucharistique du Christ (saint Jean dit même : mâcher sa chair, savourer, goûter, s’en imprégner – là, sourire narquois des imbéciles qui pensent : cannibales !), cela pour s’incorporer Jésus, pour nous incorporer à lui. Pour faire un seul corps. Donner corps au Christ (un corps peineux, brisé, usé, souffrant, mais vivant) à ainsi vivre du Christ et devenir Christ.
Même la plus sobre, la plus simple, la moins solaire (« deux ou trois en mon Nom ») des Eucharisties est une fête : car recevoir l’Eucharistie, ce n’est pas avoir une chose, c’est devenir quelqu’un. Effet de Présence Réelle qui est plus que ce qui qualifie pain et vin consacrés, c’est la Présence de la Réalité, de la Sur-réalité qui s’empare de nous et nous transforme : encore faut-il la laisser faire, et c’est ça, la Communion spirituelle.
Fête-Dieu : « C’est la fête de la petitesse de Dieu, la fête de la grandeur de l’homme. Aujourd’hui, Dieu est tombé à rien : une miette dans la bouche, une goutte de sang roulant dans le sang de l’homme… cette immense créature remplie d’une faim et d’une soif qui n’ont trouvé aucun aliment dans les fruits et les sources de son pays, [et] Dieu imprudent qui l’a créé telle – trop grande – n’a plus d’autre ressource, aujourd’hui, que de se jeter Lui-même en pâture à cette faim sans bornes » (Marie Noël, Notes intimes).