Dans l’attente du Paraclet – Jn 17, 1-11
par le Père François Marxer
Depuis jeudi, les voilà à nouveau confinés. On pourra toujours dire qu’on avait l’habitude. Il y a quelques semaines, au moment de Pâques, après la mort de Jésus qui avait été exécuté la veille au soir, on s’était tous retrouvés dans la chambre haute et on s’était barricadé, parce qu’on avait peur d’une opération de police qui vienne nous embarquer. D’ailleurs, si la flicaille était arrivée, qu’est-ce qu’on aurait fait, hein ? Pierre aurait dégainé son sabre, dont il s’était malencontreusement servi au jardin des Oliviers, et puis après…. Bref, on n’en menait pas large. Heureusement, il y avait des femmes qui étaient des nôtres, qui, elles, s’aventuraient en ville, comme si de rien n’était ; oh ! sans doute, elles étaient plus courageuses que nous, plus intrépides aussi, il faut bien le reconnaître. Et elles allaient aux nouvelles : très vite, d’ailleurs, certaines nous ont dit qu’elles étaient allées au tombeau pour les soins funéraires, comme elles en ont l’habitude, et qu’elles ne l’avaient pas trouvé : oui, son corps n’était plus là où il aurait dû être, mais elles avaient vu des anges qui leur avaient dit qu’il est vivant. On n’en revenait pas, mais… allez croire des femmes, c’étaient peut-être des racontars…
Et puis, il est venu lui-même. On avait beau être agglutinés les uns aux autres pour se remonter le moral comme on pouvait, lui a trouvé sa place pour être au milieu de nous, pour être le vrai ciment de notre unanimité, alors que, jusque là, on était tous ensemble contaminés par le virus de la trouille. Oui, ça a tout changé depuis ce moment-là. On s’est réaccoutumé à la joie : ce n’est pas venu d’un coup, mais petit à petit et on a mis le temps. Un bon mois pour déconfiner nos esprits tétanisés et apeurés. Il nous a parlé de nouveau, oh ! pas de doute à avoir : c’était bien lui, il nous a montré ses cicatrices de crucifié et puis la plaie ouverte dans sa poitrine, il n’y avait pas à s’y tromper, terribles signatures. Il était bien lui-même et il était autre, comment dire ? Il était plus lui-même encore que lui-même. Et nous-mêmes, on voyait bien qu’on changeait un peu ; même Thomas, Dieu sait si pourtant ça avait été dur de le faire changer de point de vue, mais lui y était arrivé, d’un coup, très doucement, sans avoir à le gronder comme un garnement, mais dans un sourire, avec tant de douceur et de compréhension… Nous avons partagé avec lui le pain et le sel et il nous a parlé du Royaume et de son Père qui est donc aussi le nôtre : on a découvert qu’on était ses frères à lui et qu’il nous demandait de nous mettre en route et à l’ouvrage pour que ce qui avait germé pendant presque trois ans quasi clandestinement comme ces semences qui travaillent dans le silence de la terre, eh bien, que ça devienne contagieux, que ça diffuse d’homme à homme, plus par sympathie que par arguments. Il fallait que ça se voie dans notre manière de vivre et de penser et de juger et que ça donne envie.
Mais pour ça, comme on n’allait pas se contenter de ce petit lopin de terre qu’est notre Palestine, qu’il allait falloir repousser les murs et franchir les frontières – parce que les hommes s’humanisent comme ça, en voyageant et en se rencontrant, il nous avait promis un autre Paraclet qui serait toujours avec nous pour nous fortifier et pour nous défendre… Et puis, c’est tout frais, il y a quatre jours, il nous a quittés pour entrer dans la Gloire de son Père. Ça ne nous a pas attristés, même si on avait un peu de chagrin de ne plus l’avoir avec nous ; après tout, nous sommes ses frères et donc, lui qui est l’aîné, a ouvert la route, il nous l’avait bien dit : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie », et on comprenait que vivre vraiment, vivre en vérité, dans notre vérité d’homme, c’était suivre le chemin qu’il avait tracé et dont on avait fait avec lui l’apprentissage.
Bon, mais avant de se mettre en route, il fallait attendre le Paraclet qu’il nous a promis. Et donc, nous voilà à nouveau confinés dans la chambre haute, mais ce n’est plus la même chose qu’avant. À présent, on regarde l’avenir en face, et donc on attend. D’ailleurs, le Livre des Lamentations de Jérémie nous le disait bien : « Il est bon d’attendre en silence le secours du Seigneur ». Évidemment, il y a son absence, et il faut s’y habituer. Mais pour nous, c’est déjà ce que dira le poète plus tard : « Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir »(1)
Être confinés comme on l’est pour attendre, ce n’est pas s’effondrer. La grande difficulté, parce qu’on ne sait pas combien de temps cela va durer, c’est que le confiné finisse par céder la place au routinier. Que ce qui est une contrainte, on s’en accommode, et que ça devienne, bon an mal an, la routine. Alors que chacun devrait trouver en soi-même la force intérieure, le talent, les ressources, pour réaliser ce formidable retournement : que la contrainte devienne la possibilité, l’ouvrage de la liberté, une liberté retrouvée et une liberté créatrice. On a tous à la bouche : « retrouver l’essentiel ». Eh bien, c’est le moment. Ordinairement, à Jérusalem, on cavale, on s’active, on taille une petite bavette ici ou là, mais ça ne va pas bien loin. Alors que maintenant, l’occasion se présente entre nous déjà, de pouvoir nous découvrir et nous apprécier mutuellement. Qu’il y ait un peu plus de densité et de profondeur, ça donnerait des surprises, qui sait ? Tenez, les deux fistons Zébédée, on pensait que c’étaient de bouillants jeunes gens, prêts à en découdre, est-ce qu’on aurait pu deviner qu’ils seraient d’une fidélité à toute épreuve, et, pour le plus jeune, d’une profondeur de regard et d’esprit digne d’un moine du désert, mais lui, il est au milieu de tout le monde, dans la vie courante. Et Jude, qu’on n’entendait guère, et qu’on pensait être plat comme une limande, eh bien ! il posait de temps à autre les bonnes questions, judicieuses, quand on ne s’y attendait pas, et il avait de la ressource pour réfléchir, il l’aura montré dans sa petite épître, haute en couleur mais bien tournée… Bref, au lieu de baguenauder à des babioles, on devrait pendant ce confinement soigner notre conversation. Oui, la conversation, et on sait bien que dans « conversation », il y a « conversion ». Ce n’est pas faux et ça ouvre des horizons. Ce serait un grand œuvre de notre liberté retrouvée : liberté et contrainte ne s’opposent pas, mais entre elles composent. Voilà ce qui est à réussir.
Dans cette vie confinée qui est notre lot à attendre – certains diraient : une vie emmurée, mais là, il ne faut quand même pas exagérer, la chambre haute, ce n’est quand même pas les geôles du palais du gouverneur ou d’Hérode le Tétrarque à Machéronte… ; dans cet isolement, ce qui fait peur, c’est le vide : il faut l’exorciser, que faire ? quel passe-temps trouver, même si c’est gratter le temps comme une terre ingrate ? Nous ne sommes pas des matraqués de l’écran, comme ils le seront dans près de vingt siècles. C’est vrai, nos habitudes, nos pratiques rituelles qui organisaient le temps des jours et le temps des semaines, sont toutes désarticulées. On ne peut plus monter au Temple pour nous y retrouver devant notre Dieu et lui offrir le sacrifice de louange de nos lèvres et de nos cœurs. C’est pénible, car ça nous faisait chaud au cœur. Les services sacramentels ordinaires sont en panne, et il n’y a pas de subterfuge, de Canada Dry qui puisse remplacer. Mais nous avons toujours sous la main la Parole de notre Dieu qui ne nous manquera pas. Ce sera pour nous le vin de la Sagesse divine, et avec cette Parole, nous ne pouvons pas dépérir.
Et puis l’occasion est bien belle, de redécouvrir une sacramentalité d’une autre dimension, majeure absolument, et combien plus profonde encore, celle de notre commun baptême. On a toujours eu un peu tendance à l’oublier, en se disant : oui, d’accord, on sait, ça fait partie des idées de base, mais ça nous reste quand même un peu théorique, on manque d’expérience là-dessus. C’est peut-être parce qu’on ne s’en donne pas la peine ; après tout, ce n’est rien d’autre que la communion des saints. Un adage ancien disait (en latin, s’il vous plaît !) : Sancta sanctis, ce qui veut dire : les choses saintes (c’est-à-dire le pain eucharistique) aux saints (c’est-à-dire nous autres, les baptisés). Si le pain eucharistique nous manque, les sancti, les baptisés, nous sont toujours là, avec nous et pour nous ; et avec eux, nous faisons corps – le Corps du Christ ressuscité…
Évidemment le « gros animal » qu’est devenue l’Église de Jésus (avec beaucoup d’obésité et de truquages parfois, hélas !) l’a un peu oubliée, cette grande sacramentalité-là. Alors, pour meubler le vide qui nous effraierait, on a multiplié les techniques, les dévotions. On dit, comme pour s’en excuser : ça ne peut pas faire de mal ! Soit, mais est-ce que ça fait du bien ? Parfois on peut en douter, car on passe à côté de ce que nous vivons du grand silence, où notre vie intérieure nous paraît bien trop passive, pour ne pas dire poussive, mais où la Parole de Dieu pourrait être plus intensément perçue, où elle pourrait enfin résonner en nous ;
et alors, nous pourrions laisser advenir en nous comme une Présence. Dans la « montée au fond du cœur » – c’est l’expression du Père Henri Le Saulx, un prêtre, un chrétien qui était allé à la rencontre de l’expérience spirituelle hindoue. Nous pourrions porter attention à ce qui, obscurément en nous, fait, non pas effraction, mais nous envahit, le murmure d’une source qui en nous chuchote, à bas bruit, tout bas. Présence dans le secret, présence cachée d’un Dieu germinal dont la récompense et la gloire seront notre humanité floréale et fructifère.
Il s’agira alors pour nous de donner l’hospitalité à ce qui nous advient sans brutalité, cette Présence, il faut le dire, immense, Présence insistante, entêtante comme un parfum de douceur. Il est vrai que, lorsque toute la famille se retrouve dans un appartement avec, aux fenêtres, le mur d’en face, on est certes chez soi, mais ça peut être le paradis ou l’enfer, la prison ou le cénacle. Mais chacun a en lui le tabernacle où il peut accueillir l’Immense de cette Présence intérieure, de celui qui nous a dit : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde.
Mais pour cela, il faut revenir à soi et ne pas craindre le vide. Après tout, si lui, il vient en nous, s’il se tient « au milieu de nous », il faut bien lui faire de la place ! lui donner de l’espace…
Il y a bien des années, en 2007, un livre était paru, qui avait fait grand bruit : Dieu change en Bretagne (2). Dans le village breton de Limerzel, avec recteur, retable, enclos et vieilles paroissiennes à coiffe de dentelle, les pratiques religieuses changeaient, semblaient se dissoudre. Oui, Dieu changeait pour ainsi dire dans ce village tout traditionnel.
Plus gravement, on a pu dire que Dieu n’était plus le même après la Shoah : il a été obligé de s’expliquer de son silence, il a été mis en cause, en question, et les chrétiens n’ont pas été les derniers pour ça, à s’interroger. De la même manière, car c’est une autre catastrophe, Dieu ne sera plus le même après le covid-19. Il faudra en finir avec les discours trop simplistes et faussement rassurants, je le répète : l’intelligence ne biaise pas avec l’obscurité du mystère, mais pour cela, elle se nourrit de ce qui est simple. Elle écarte les complications amphigouriques qui obstruent la montée du cœur et elle se laisse guider par les Écritures, par ces mots simples qui ont le goût du vrai. Relisez saint Jean : « Que tous soient UN comme nous sommes UN, toi en moi et moi en eux ». En peu de mots, tout le secret du Dieu caché, que nous accueillons à l’intérieur d’un cœur intelligent, après avoir fermé la porte du dehors pour le connaître, lui, seul vrai Dieu, et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ, et c’est cela la vie éternelle.
Rueil-Malmaison, 24 mai 2020
7ème dimanche de Pâques
Aux catéchumènes
Notes du copiste :
(1) Les fleurs du mal, Harmonie du soir (Baudelaire)
(2) Dieu change en Bretagne, roman de Yves Lambert, édition du Cerf (456 pages)