Ascension 2020 – Mt 28, 16-20
Par le Père François Marxer
« En ce temps-là, les onze disciples s’en allèrent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre ». En ce temps-là… enfin ! ils y ont mis le temps : quarante jours, puisque cela leur avait été expressément transmis le matin de Pâques. Quarante jours… On se demande: avaient-ils pris au sérieux le message que les femmes leur avaient transmis ? Pensez donc, des femmes, ça mérite enquête et vérification. Mais surtout, ces quarante jours, cela leur avait donné le temps de s’accoutumer. Le temps de tisser comme un nouvel état d’esprit, et, de dimanche en dimanche, l’Évangile de Jean nous en a rendus familiers. Quarante jours, ce n’était pas de trop, ce n’était pas du temps perdu, mais un temps suspendu et ça nous a permis de retourner ce chiffre de quarante – indice de la malédiction, ou du moins de l’épreuve : pensez aux quarante années de traversée du désert, une génération quasiment, qu’ont dû supporter nos aïeux, et puis à ces quarante jours de Moïse, confiné sur la montagne face au mystère du Dieu vivant ; et pareil, quarante jours et quarante nuits où Élie, le prophète, talonné par les sbires de la reine Jézabel, crapahute dans le désert jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu, où son Dieu l’attend : et alors, révélation…
Donc quarante, le chiffre de la malédiction devient celui d’une incubation, d’une gestation essentielle : les médecins nous affirmaient en ce temps-là que, quarante jours, c’était le temps qu’il fallait attendre pour que l’âme immortelle fût donnée au petit qui croissait dans le ventre maternel. Quarante, c’est donc aussi le chiffre d’un processus de plénitude en acte, en cours de réalisation puis d’achèvement : c’est à quarante ans que vous êtes reconnu comme un adulte, un être fait, crédible et confirmé.
Quarante jours, ç’aura été le temps qu’il nous a fallu pour revenir à nous-mêmes, pour sortir comme d’un rêve, pour que chacun revienne chez soi en Galilée, et là, on retrouvait la vie d’avant : les proches, la famille, les amis, les connaissances, et le boulot qu’on avait laissé tomber comme ça, d’un coup – certains ont dit : un coup de tête, mais on ne regrette pas. D’autres ont pensé sans trop le dire : tout ça pour ça ? Qu’est-ce qui va changer ? Il n’y a qu’à voir : la vie est toujours la même dans nos patelins, on a l’impression de se réveiller et que la vie est un songe. Je comprends que certains aient eu des doutes.
Mais on est réglo, on est fidèle : il nous avait dit : la montagne. Ça nous rappelait pas mal de choses : oh ! pas le Sinaï, qui était la montagne de la Pentecôte, là où la Loi fut donnée à nos pères, encore moins l’Hermon qui brille plus au Nord de l’éclat de ses neiges éternelles. On n’ambitionnait pas ces montagnes fières, altières, impressionnantes, gardiennes silencieuses d’une porte entr’ouverte pendant l’enfance, et fermée quand nous sommes adultes, et puis béante à l’heure de la mort, gardiennes, oui, d’un secret d’éternité.
Ce secret, le Thabor nous l’avait fait entrevoir, du moins à trois d’entre nous, Pierre, Jacques et Jean, les familiers, et on n’avait vu finalement que Jésus seul, Jésus seulement. C’était lui, le secret, la porte de cette éternité qu’on ne pouvait que désirer. De toutes les montagnes que nous avions côtoyées ou escaladées, il y en avait une, plus modeste, qui nous tenait à cœur, celle où tout avait commencé. Jésus s’était assis à mi-pente, et nous tout autour de lui, et la foule s’était amassée, attentive, pas trop turbulente, même s’il y avait ici ou là des jeunes qui chahutaient un peu, mais qui écoutaient sans en avoir l’air, ils n’en perdaient pas une miette : car Jésus avait commencé à enseigner, comme un rabbi, et c’était tout neuf, lui ne parlait pas comme un scribe, comme un « pro » du discours officiel, il avait de l’autorité, ça ne nous assommait pas, mais ça faisait souffler un vent de liberté et de fraîcheur sur tous et sur chacun. Il a commencé par des bénédictions : « Vivants ceux qui ont le cœur pauvre, prêts à recevoir le Royaume de Dieu ; vivants ceux qui ont le cœur pur, habité du grand Désir », et vous connaissez la suite : Matthieu, l’un de nous, a consigné tout ça avec ses amis.
Eh bien, c’est à cette belle colline de Galilée qui nous avait enchantés un jour de printemps que l’on pensait en allant à cet endroit qu’il nous avait indiqué. On n’avait pas tort, car cette hauteur vers laquelle on se dirigeait, c’était la confirmation de cette colline des Béatitudes et de son premier enseignement.
On a frissonné quand on est arrivé tout près. Comme une onde joyeuse qui nous caressait le dos et nous prenait la poitrine. Mais il y en avait qui s’interrogeaient, inquiets – oh ! ils ont toujours été comme ça, toujours des doutes, on ne les refera pas…
Il s’est approché de nous. Il n’est pas resté en haut de la colline, au-dessus, en surplomb comme au Sinaï. Et ça nous a touchés. Comme au Thabor, où les trois camarades ne voyaient plus que lui après l’extase. L’obscure lumière. Ici, pareil, on ne voit que lui, mais il n’est pas seul. On le comprend quand il nous dit, comme une entrée en matière : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre ». On le sait bien, le pouvoir, la puissance, ils sont entièrement dans les mains de notre Dieu. Les rois et les empereurs et les puissants veulent nous faire croire qu’ils en ont une partie, plus ou moins grande, et on finit par les croire sans trop y croire, car on a la nuque raide mais aussi le cœur libre, du moins on s’y efforce.
Si donc tout pouvoir lui a été donné, c’est par Dieu lui-même, à part égale, ce Dieu qu’il nous a appris à appeler notre Père. Il nous en a suffisamment parlé, mais il semble bien maintenant qu’après avoir frappé un grand coup au matin de Pâques, ce n’est pas qu’il disparaisse ou qu’il s’absente, mais il s’efface, il se retire dans le secret, et c’est là qu’on le retrouve, après avoir fermé la porte des affaires courantes et des bavardages derrière nous.
Et à présent, à cause de cette douce autorité qui est sienne, il préconise notre programme de vie, d’une vie de disciple, d’une vie apostolique « Allez » – c’est clair, il va falloir se mettre en mouvement et surtout pas végéter dans le sédentaire où l’on rétrécit dans l’obscurité ou on se racornit dans l’habitude. Il nous l’avait déjà fait sentir pendant le dernier repas avec lui : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, qu’il nous avait dit, c’est moi qui vous ai choisis, et je vous ai institués pour que vous alliez et que vous portiez du fruit ». Pour que vous alliez : pour que vous vous mettiez en route, vous pouvez, puisque je vous ai solidement établis, et c’est la condition pour que vous portiez du fruit, un fruit abondant et qui demeure ; sinon vous seriez comme ce figuier qui m’a déçu et que j’ai maudit. Mais je sais : au milieu de l’arbre, dans les feuilles vertes absolument, il peut y avoir une figue toute verte, elle aussi. Une seule, mais c’est un fruit. Seigneur, cet arbre, oh ! ne le coupe pas !…
Son programme n’est pas un programme de propagande, il n’a pas envie d’investir et de se trouver de la place dans le marché des religions. Ça ne l’intéresse pas. Par contre, il se met – et il nous met – au service d’un style de vie. Il nous invite à faire des disciples. Pas des talibans, pas des forcenés fanatiques – oh ! je sais, certains parmi vous le seront plus tard, le goût du sang et de la terreur, ça en excite toujours quelques-uns -. Il ne s’agit donc pas de laver les cervelles pour y injecter du sacral, du coranique… Le disciple, lui, entend une parole, il la fait sienne et il en vit. Cette Parole, faites-la entendre, racontez ce que vous avez entendu et retenu. Et puis, pour les encourager à devenir disciples, n’essayez pas de grandes démonstrations pour convaincre ceux qui vous entendent ; mais pour les persuader, vivez de cette Parole qui vous a bouleversés, vivez cette Parole qui vous a transformés, qu’ils voient les uns et les autres ce qu’il en est, et qu’ils prennent exemple sur vous, mais surtout ne soyez pas amidonnés comme des patrons-modèles, des tuto de vertu : rien de plus ennuyeux et de plus rebutant !
Tous ceux-là qui auront été touchés et qui se découvriront habités comme vous de ce grand Désir de ce monde autre, et qui voudront l’explorer avec vous, même s’il est bien souvent moqué et oublié, bafoué, ceux-là, « baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit… »
« Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », qu’est-ce que ça veut dire, au fond ? Ça veut dire que le Dieu fabriqué par les hommes qui sont, comme chacun sait, si intelligents (puisqu’ils le disent), que le Dieu fabriqué est mort, et c’est tant mieux. Et on nous reprochera de nous en réjouir, et on nous accusera d’être des athées – et c’est vrai : nous admettrons sans peine, avec saint Justin, un philosophe qui sera un témoin du Christ, que nous sommes athées, et athées de tous les prétendus dieux, nous ne croyons pas dans le dieu-Dollar, ni dans le Profit, ni dans le Succès : ces idoles nous font sourire, car elles nous privent de notre humanité.
Nous nous défions de tout ce qui est unique et qui prétend être dieu, mais nous mettons notre foi, notre confiance, dans le Père qui est un, et il est Dieu ; dans le Fils qui est un, et il est Dieu, et dans le Saint-Esprit qui est un, et il est Dieu. Tous les trois, ils sont une Tri-unité, ils sont indissociables et inconfusibles. Ils sont notre Dieu. Nous ne croyons pas dans un Dieu terminal (qui serait plus grand, qui serait le plus grand, indépassable), mais nous croyons dans un Dieu germinal : il y a une gestation du mystère de Dieu, on n’en a jamais fini. C’est ce qui se laisse percevoir dans la clandestinité de Pâques : c’est la condition souterraine de la vie qui est germinante : « Si le grain de blé ne tombe en terre… » vous connaissez la suite. Et ce Dieu-là, s’il n’est pas le plus grand, c’est parce qu’il est toujours plus grand, on n’en a jamais fini.
« Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». C’est la condition de Dieu d’être toujours avec nous. Ça n’avait rien d’automatique, de programmatique (il n’y a pas de génétique de Dieu, pas de génome). C’est ainsi parce qu’il l’a voulu, parce qu’il l’a décidé de sa propre volonté ; il y a des jours où on se demande vraiment pourquoi, car parfois on n’en vaut vraiment pas la peine, tant nous sommes rebelles et décourageants ! Mais c’est ainsi. C’est d’ailleurs sa carte d’identité ; rappelez-vous, au tout début de l’Évangile, quand l’ange vient annoncer à Joseph la naissance de cet enfant, Jésus, parce qu’il va nous délivrer du fardeau du péché, cet enfant, on lui donnera le nom d’Emmanuel, qui se traduit « Dieu-avec-nous ». Au tout début, c’était la prophétie ; à présent, c’est confirmé et on en prend acte.
C’est, sachons-le, la fin des discours conventionnels, des développements pompeux et qu’il est facile, trop facile, de tenir, et pas toujours très honnête. Dire comme ça, sans y prendre garde, comme si c’était de l’évidence : « Dieu est amour, Dieu vous aime, etc… », on n’a le droit de le dire, et encore avec discrétion, modestement, presque en tremblant, que si on l’a vérifié soi-même dans sa propre chair. Dieu est avec nous : le Père veille sur nous, le Fils, Jésus, nous accompagne en Ami fraternel, et le Saint-Esprit nous soutient. Il est avec nous, mais il ne nous épargne pas le malheur, il ne nous soustrait pas aux épreuves. Sa Transcendance – nous parlons ainsi pour dire sa Grandeur sans comparaison avec nous -, sa Transcendance se compromet dans notre malheur, elle se laisse empêtrer dans nos histoires, et elle « précipite » – c’est ainsi que parlent les chimistes -, elle « précipite » dans nos souffrances en amour de compassion. C’est ainsi que nous pouvons commencer à saisir que notre Dieu est un Dieu caché. Deus absconditus, disait le prophète Isaïe : « Vraiment, tu es un Dieu caché, Dieu d’Israël Sauveur ».
Rueil-Malmaison
Ascension du Seigneur, 21 mai 2020
Aux catéchumènes