« Toi en moi, moi en toi, et moi en eux » – Jn 14, 1-10
Par le Père François Marxer
C’est la cérémonie des adieux. Les uns et les autres ne se font plus d’illusion, ça va être – et dans peu de temps – le moment tant redouté de la séparation. Alors, ils sont tous, ils font tous comme des enfants, ils trouvent, ils bricolent des ruses, des occasions pour retarder, pour repousser le plus loin possible ce moment qu’ils savent tous pourtant inéluctable. Quel subterfuge inventer pour maintenir avec nous encore un peu plus longtemps la présence si rassurante ?
Au moment de la nuit où on va se coucher, on s’est lavé les dents et on a fait ensemble les prières, Maman nous a bordés dans notre lit. Peut-être pour nous apaiser a-t-elle pris l’habitude de nous raconter une histoire. Mais l’histoire a une fin et on voit que va venir le royaume de la nuit et du grand silence, à peine troublé par les bruits feutrés des grandes personnes qui s’agitent sans hâte à la cuisine ou au salon. Et bientôt, on va être dans le noir. Oh non ! pas tout de suite… mais l’histoire a l’air d’être terminée, alors on dit : « Encore !… » ou bien on pose des questions qui n’ont guère d’intérêt d’ailleurs ; mais Maman est patiente, elle répond brièvement, trop brièvement. Elle nous bénit d’un signe de croix sur notre front, y dépose un baiser et nous souhaite : « Bonne nuit, mes chéris ! » Il ne reste que le rai de lumière qui filtre du couloir, tout palpitant encore des rumeurs et des jeux de ce jour qui s’achève…
Eux sont comme les enfants. Que ne trouvent-ils pas pour retarder la séparation ? Et Jésus, loin de hâter ce qui pourrait bien être pénible à la fin – allez, finissons-en !- ne les rabroue pas en leur remontant les bretelles – allez, les gars, un peu de cran quand même, vous n’êtes pas des mouflets !- Non, il est patient, extrêmement patient, mais on sent son émotion : il a une manière, j’allais dire maternelle, de les écouter sans s’agacer – pourtant, il y a de quoi ! – et il leur répond avec douceur, un peu d’ironie aussi parfois…
Celui qui a commencé, c’est Pierre : pour mettre les pieds dans le plat, il est toujours le premier, on peut compter sur lui. Il a posé la question, carrément : « Seigneur, où vas-tu ? »
La réponse de Jésus ne prend pas de faux-fuyant, ne cherche pas à se dérober : « Là où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant, tu suivras PLUS TARD ».
Ce PLUS TARD est réconfortant, cela réoriente complètement l’itinéraire, le tracé de nos existences. On pensait qu’on écoulait le nombre de nos années – « Soixante-dix en fait le compte, quatre-vingts pour les plus vigoureux, dit le psaume [Ps 89]. Tant d’embarras pour de la peine et du vent. Bientôt, c’en est fini et nous avons passé… » : voilà le constat, la bonne mesure, un peu désabusée tout de même, et on termine la prière avec ce qu’on demande à présent : « Rends-nous en joies ces jours de peine… Que vienne sur nous la douceur du Seigneur notre Dieu ! Consolide pour nous l’ouvrage de nos mains ; oui, consolide l’ouvrage de nos mains ».
Mais quand Jésus me dit PLUS TARD, je devrais comprendre que ce n’est pas vers la mort que je vais, à la mort que j’aboutirai : c’est vers le Messie que je vais, j’emprunte les mêmes chemins que lui aura initiés.
Bon cœur s’il en est, Pierre s’est récrié : « Seigneur, pourquoi je ne peux pas te suivre maintenant ? Je donnerai ma vie pour toi. » Pierre, c’est presque une bête de scène, il est généreux, disons : sans compter, mais il compte sur ses propres forces, sur son énergie presque animale et qui n’a pas peur. Ce n’est pas forcément la sagesse en pareil cas, les anciens conseillent de temporiser ou de fuir si le péril est inévitable. Jésus ne répondra pas autrement, avec un sourire de compassion : « Tu donneras ta vie pour moi ? Eh, je te le dis : avant que le coq chante, tu m’auras renié trois fois… »
Pas d’illusion à se faire. L’angoisse les a tous cernés, et Jésus le premier, mais lui trouve le moyen de sourire de nos rodomontades. Il ne se fait pas d’illusions sur la camelote de nos résolutions, mais elles viennent d’un bon cœur. La suite est prévisible : nous avons nos moments de franchise, mais ils sont temporaires.
« Ne soyez pas troublés ». Je ne le suis pas moins que vous, mais faites comme moi : confiance, ayez confiance plus que jamais en notre Dieu ; et ayez aussi confiance en moi. Que vous soyez inquiets à votre tour me fait chaud au cœur : ça prouve que je compte pour vous. Mais on ne va pas se déliter, on ne va pas sombrer. Oui, l’angoisse est là, en moi comme en vous, mais en vous, je lui tiens tête. Que ma façon de traverser, de supporter l’angoisse, ce soit la vôtre, qu’elle prenne place en vous, et que votre angoisse ne soit plus seulement celle des hommes qui tremblent et se troublent devant la mort, devant la disparition.
D’ailleurs, si près du but, on ne va pas, vous et moi, manquer l’objectif ! Nous allons vers la maison de mon Père ! Vous êtes fourbus, vous, comme de bons fantassins, vous n’avez pas renâclé à marcher avec moi. Mais je vais prendre un peu d’avance, je vais faire comme l’officier qui s’occupe du cantonnement, le fourrier qui marque pour chacun la place qui sera la sienne pour son logement d’éternité. Vous verrez, ce n’est pas un camp, ni une caserne, pas même un internat. Là, vous trouverez le repos après cette longue nuit qui vous a engourdis de froid – mais nous avons évité les embuscades et la chaleur torride. Nous voilà au petit jour, au point du jour de l’éternité. Regardez, vous devez apercevoir à travers la brume des Écritures, qu’il y a de nombreuses demeures dans la maison de mon Père.
Nous sommes bien trop fatigués de tout ce voyage pour pouvoir dormir maintenant, mais nous pourrons au moins nous reposer. On tient encore à peu près debout, de toute façon, il va revenir nous chercher, et il a ajouté avant de nous quitter : « Pour aller où je vais, vous savez le chemin ».
C’est alors que Thomas, qui fait toujours un peu le flambard, a pris son air bravache, pour faire remarquer : « Mais on ne sait même pas où tu vas. Alors comment pourrions-nous savoir le chemin ? » Jésus aurait pu s’irriter et répondre : « Mais je viens de vous le dire ». Mais non, il répond, et ce qu’il dit, ce n’est pas de la pommade, et ça recadre les points de vue : « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie ». En clair, cheminer, avancer avec le Messie, c’est ça la vérité, et c’est ce qui fait vivre ! Car si je chemine avec lui, si je mets mon cheminement dans son cheminement à lui, lui chemine en tête des hommes pour aller, pour frayer le chemin vers Dieu. Si vous suivez les chemins du monde, vous n’aboutissez qu’au monde et vous êtes bien avancés ! Tandis qu’à suivre les chemins du Messie, vous aurez tout en main : « Personne ne va vers le Père sans passer par moi, qui suis en marche vers lui ! Si vous m’avez connu, vous allez le connaître, lui aussi. D’ailleurs, dès maintenant, vous le connaissez et vous l’avez vu. »
Bon, on se le tient pour dit. Jusque là, c’était le tintamarre des apocalypses qui nous servait d’indicateur pour connaître un peu ce qu’il en est de Dieu. Pour Élie, sur sa montagne de l’Horeb, tout le contraire : fin du grand spectacle ; à la place, un grand silence profond, et ça parlait mieux encore du mystère qui vient. Mais maintenant, tout ça, c’est fini.
Alors, Philippe a trouvé que c’était le bon moment pour rebondir : « Seigneur, montre-nous le Père, cela nous suffit ». Ça, c’était bien dit, et on était tous d’accord.
Jésus a répondu dans un léger sourire, un rien ironique : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, Philippe, et tu ne me connais pas ? » Si longtemps, si longtemps, oh ! n’exagérons pas : ça fait tout juste un peu plus de deux ans. Mais ce peu de temps est immense, il compte en poids d’éternité. Seulement, voilà, on n’est pas à la hauteur, Jésus ne s’en offusque pas, il s’en amuse plutôt ; de toute façon, il savait à qui il avait affaire quand il nous a choisis : « Tu ne me connais pas, Philippe ! Celui qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire ‘’montre-nous le Père’’ ? »
Et puis il ajoute, sans jouer le moins du monde au professeur, comme si ça allait de soi, d’une totale évidence : « Tu ne crois donc pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » C’est donc dans sa quotidienneté du Messie que Dieu se donne à découvert, dans ce compagnonnage avec nous où il nous a fait voir Dieu, mais où aussi nous lui avons appris ce qu’il ne sait pas, ce que c’est que d’être un homme au milieu des hommes.
« Toi en moi, et moi en toi » : il le redira ainsi dans ses toutes dernières paroles de ce jour. Et il ajoutera à notre adresse : « Qu’ils soient UN, comme nous sommes UN… toi en moi et moi en eux ». Ce qui ressemblait très fort à ce qu’il avait affirmé solennellement dans la synagogue de Capharnaüm, ‘’des paroles dures’’ avaient dit beaucoup qui avaient dès lors cessé de l’écouter et de le suivre : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi je demeure en lui ». Mais nous, on a tenu bon, on est resté, Pierre en tête évidemment, et on a eu raison, car, comme ça, on a commencé à comprendre pas seulement avec notre cervelle, mais avec notre chair vive, le mystère de Dieu vivant.
Si lui n’était pas là, s’il n’expérimentait pas dans sa trajectoire humaine, ce que c’est que d’être Fils, Dieu en resterait à ce qu’il est, à être Dieu. Il ne saurait pas vraiment ce que c’est que d’être Père. Sans lui, Dieu resterait ce qu’il est pour bien des hommes : inconnaissable (les philosophes sont intarissables là-dessus, et ils ajoutent qu’il est prudent de ne pas trop s’y frotter). Avec Jésus, Dieu se connaît pleinement lui-même et il se fait connaître pour ce qu’il est vraiment : un Père pour chacun d’entre nous.
Voilà de la bel ouvrage. Et tu nous dis : à cause de cet ouvrage, croyez, ayez confiance, et vous ferez pareil, et même mieux, en d’autres circonstances. Moi, j’ai mené une existence paysanne dans un canton obscur de l’Empire ; et vous, pour beaucoup, vous allez vivre en ville, partout disséminés dans le vaste monde. Moi, je n’ai fait connaître à Dieu que la jeunesse, et vous, vous allez lui révéler ce que c’est que d’être fils quand on devient vieux. Moi, j’ai traversé maintes et maintes fois le lac de Tibériade, mais vous, vous allez courir l’aventure à franchir les océans et découvrir des terres neuves. Mon existence de Nazaréen qui parle l’araméen, a connu bien des limites, mais vous, vous allez y suppléer et montrer à Dieu, à votre Père, ce que c’est que d’être fils, ce que c’est que la dignité filiale et la liberté filiale sous d’autres cieux et en d’autres temps, et Dieu se réjouira ainsi plus encore d’être Père, quand je viendrai devant lui avec vous tous, en lui disant : « Me voici, moi et tous ces frères (et toutes ces sœurs) que tu m’as donnés ».
Rueil-Malmaison, 10 mai 2020
5ème dimanche de Pâques
Aux catéchumènes à Sainte-Thérèse