Croire, aimer, espérer – Luc, 24
Sur le chemin d’Emmaüs
Par le Père François Marxer
C’était jeudi dernier, au repas du soir où il les avait tous réunis – c’était pour célébrer le Grand Passage -, il leur avait lavé les pieds. Pierre avait protesté : c’est impensable ! Tu es le Maître quand même ! et voilà que tu fais le boulot d’un larbin ! – Pierre, avait-il repris, tu comprendras plus tard. Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi, ta part de vie et ta part de gloire. Et il avait ajouté : on prend un bain pour être pur. Purs, vous l’êtes – enfin, presque tous – grâce à la parole que je vous ai donnée.
Sa parole, il va la redonner, ce dimanche soir, à ces deux-là qu’il rattrape au bord du gouffre où ils vont piquer tête première et disparaître. Le désespoir, ça commence à leur empoisonner l’esprit et l’âme, il faut les purifier…, faire un bout de chemin avec eux, prendre son temps. Il va donc redire la même chose, mais autrement, ils sont tellement désemparés, alors que lui est infatigable, inlassable : toujours faire le bien, faire du bien.…
Au tout début de l’évangile, rappelez-vous, il était revenu au pays, chez lui, à Nazareth, après une escapade en province, où il s’était acquis une fameuse réputation. Comme on était le jour fleuri du shabbat, il était allé en bon paroissien, comme tout le monde, à la synagogue ; et là, il avait lu un passage d’Isaïe, le prophète, qui lui allait comme un gant : « L’Esprit de Dieu repose sur moi, l’onction sainte a fait de moi un messie, pour annoncer l’heureuse nouvelle aux pauvres et la liberté aux captifs, pour élargir les incarcérés ». Le commentaire qu’il en avait fait était bref, on a même dit que c’était l’homélie la plus courte de l’histoire : « Ce que vous venez d’entendre, aujourd’hui ça s’accomplit », autrement dit : la promesse, voyez-vous, c’est pas de la blague !
Ici, à présent, ce dimanche soir, à l’autre bout de l’évangile, voilà sans doute la plus longue catéchèse de toute l’histoire, car il s’agit de relire d’un seul coup toute l’histoire de Dieu avec les hommes : depuis Moïse et les prophètes – et encore, je ne vous parle pas d’Abraham et de sa smala, là, ce serait vraiment le commencement du commencement -, mais enfin ça fait quand même beaucoup de siècles malgré tout à retraverser, mais lui a tout son temps, il n’est pas pressé , et puis ce soleil de printemps en fin de journée est agréable, l’air est tout parfumé des orangers qui fleurissent. Ce n’est pas pour le plaisir d’étaler sa science qu’il leur parle, pour que ces deux gars se disent : waouh ! on est bien tombé, il est savant, ce monsieur qu’on ne connaît pas ! Non, s’il leur parle ainsi, c’est parce que lui voyait son Dieu derrière ces Écritures, derrière ces mots du récit, et il voudrait bien que eux, ils commencent à l’entr’apercevoir à leur tour…
En attendant, voilà ce qu’ils me disent : ce jeune artisan qui venait du Nord, vois-tu, on l’a écouté. Avec son accent galiléen qui faisait rire en ville, il nous dessinait des choses qui venaient de très loin ; le Royaume…, et il nous disait : Allez, il est temps, changez de focale. Mais nous, on ne l’a pas entendu tout-à-fait de cette oreille, mais ce qu’on retenait de ce qu’il nous disait à bien haute voix, ça suscitait de l’espoir ! Tout allait s’arranger – entendre ça, ça ne pouvait que nous faire plaisir. Il dévoilait à l’horizon ce qui allait venir : le Règne de Dieu, et tous nos projets s’emboîtaient bien avec ça : on rêvait d’indépendance, de triomphe, ça collait bien avec les prophètes, et nous, on voyait Dieu dans tout ça !
Ce qui nous donnait de l’espoir, c’était que c’était la fin du silence qui se profilait. Oh, bien sûr, c’était dans ce silence-là que Dieu avait parlé à Élie, mais Élie avait une autre carrure que nous autres. « Une parole de fin silence », disait même le texte : eh ! il faut avoir l’oreille bien exercée et bien attentive pour percevoir ce bruissement-là !
Ce silence, ce mutisme de Dieu, on s’en accommodait à la longue, les intelligences d’élite, les philosophes et les théologues le décoraient comme ils pouvaient de concepts et de notions, de raisonnements et de syllogismes – ça faisait savant, mais on n’était pas plus avancé – et les chamanes l’enjolivaient de passementeries en y brodant quelques miracles, à ce qu’on dit.
Avec ce Jésus qui nous libérait du poids de ce silence mauvais, angoissant, de ce grand vide où tout va et se condamne à l’insignifiance, avec lui c’était différent. Les timidités et les dévouements qui se tissaient entre nous parlaient bien sûr de Dieu : tenez, par exemple, qu’un hérétique de Samaritain en vienne à s’occuper d’un pauvre gars qui a été détroussé sur la route par des gangsters ; oui, ça parlait, et bien mieux que les colifichets que les philosophes et les chamanes fabriquaient pour nous épater !
Mais lui, ce Jésus, ce qui lui parlait bien de Dieu, c’était la beauté du monde : il se réjouissait de l’ingéniosité des passereaux et de la modeste splendeur des géraniums et des œillets sauvages. Il a fini par être indulgent à nos ratages et à aimer gravement plus encore ces petits trésors qui se découvrent pas à pas dans la vie humaine alentour : l’apparition d’un visage qui nous saisissait, l’allégresse d’appartenir à un amour qui nous appartenait, la majesté du temps qui dure sans s’épuiser, le charme de la patience. Mais même aussi ce qui nous affectait : le chagrin des départs, mais pour préparer la douceur des retours, les cerisiers qui perdent leurs pétales, mais pour attendre la chair rougeoyante des cerises, et aussi la souffrance si prompte à nous défaire, à nous détruire, mais qui s’enrobait de confiance éprouvée…
Ce jeune homme de trente ans à peine, il était si sûr de son Père du ciel : « Père, tu m’exauces toujours », on l’avait entendu dire ça au bord de la fosse où pourrissait son ami Lazare depuis quatre jours déjà… Et cela redonnait du courage, de l’espoir, oui, et ça remettait un peu de sérieux dans la tête des polissons, des négligents, des étourdis que nous sommes un peu tous, et ça apportait du soulagement aux besogneux. On a vu rappliquer les mal-portants, les mal-lotis, mais aussi les bien-pensants. On se berçait tous plus ou moins d’équivoque ; alors, quand il a commencé à mettre les choses au point, il a eu moins d’auditeurs, et puis les autorités ont décidé de reprendre les choses en main, alors il y avait moins d’ardeur. L’espoir s’étiolait, tout défraîchi, mais ce n’était que l’espoir, ce n’était pas l’espérance, et c’était l’espérance qu’il voulait inscrire, qu’il voulait graver dans nos cœurs.
L’espoir, c’est simple : on se fixe un programme, ça miroite et ça doit suivre, tant bien que mal, puisqu’on se mettait en ordre de bataille. Lui, il voyait bien que, sur ce pied-là, nous allions être désemparés. D’avance, il nous consolait. C’était l’espérance sur quoi il fallait compter ; et l’espérance, c’est comme la foi, ça a une autre envergure.
On se contentait au fond de la croyance, et la croyance finit par perdre tout crédit et même par ennuyer, parce qu’elle fait semblant de croire ; en fait, elle se passe de croire. C’est ça le mal, faire semblant ; l’espoir, c’est faire semblant d’espérer. En fait, on compte sur les moyens dont on dispose, on les « mixtouille » avec des statistiques et des data – on n’en manque jamais !- et une pincée d’algorithmes. On est pas idiot, on est même (parfois) intelligent, ça doit nous suffire pour nous en sortir. Oh bien sûr, arrogance et même vanité de nos calculs et de nos prévisions, nous ne comptons que sur ce que nous attendons. L’inattendu n’a pas droit de cité, où irait-on, dites-moi, s’il fallait envisager l’imprévisible ? Il n’y a que le prévisible qui compte.
Tout ce qui enraye ou fracture le programme, le plan, le scénario, est suspect. L’événement nous déconcerte : « c’est pas possible ! » On l’avait rangé dans le tombeau, un huissier avait apposé les scellés, qu’on n’en parle plus ! Et voilà qu’il n’y est plus, et tous se disent : mais c’est pas possible !
La foi, voyez-vous, c’est autre chose, c’est le plus-que-possible, au-delà du prévisible. On ne compte pas que sur nos plans et nos calculs (qui sont certes bien pesés et même quelquefois admirables de réalisme) ; on se fie à Celui qui est vraiment fiable parce qu’il est l’infini des possibles. Lui l’a bien dit : « Pour les hommes, ce n’est pas possible ; mais pour Dieu, tout est possible… » Sa mère avait entendu la même chose dans un frémissement d’ailes et de lumière : « Rien n’est impossible à Dieu » ; et elle en avait pris son parti, du bon côté : « Je suis la servante du Seigneur, que tout se passe pour moi comme tu l’as dit. » Et elle avait deviné que la foi que Dieu aime et qui l’étonne, c’est l’espérance. Et se priver de l’espérance, c’est perdre la foi à tous les coups.
Cléophas et moi, on l’écoutait, on refaisait l’histoire de notre monde, tous les pétrins dans lesquels on était emberlificoté : l’Égypte, la déportation à Babylone, l’extermination à travers l’Europe. À chaque fois, ratatinés, prêts à disparaître, au point qu’un de nos prophètes, Ézékiel, nous a dit qu’on était un grand cimetière de squelettes tout secs, en désordre, mais Dieu ne nous laisserait pas tomber… Nous, on marchait, on suivait ; intérieurement, la chaleur de l’âme nous revenait, mais on ne s’en rendait pas compte. Et quand il a répondu à notre invitation sans difficulté, on s’est mis à table, lui a béni le pain et il nous l’a partagé, un geste simple d’humanité absolue. Alors nos yeux se sont ouverts, et on a vu la vérité : c’est d’aimer, de vivre d‘amour, et c’est un défi à tous les malins et tous les savants qui se suffisent de leurs manœuvres et de leur savoir. L’amour, c’est au-delà du suffisant, au-delà de la suffisance, l’amour promet au-delà du possible ; et la foi qui espère l’impossible, eh bien, elle s’y abandonne de bon cœur et avec confiance…
Rueil-Malmaison, 26 avril 2020
3ème dimanche de Pâques
Aux catéchumènes