Il y eut un grand silence
par le Père François Marxer
Ce matin-là du premier jour, comme en tous les matins du monde, on n’entendait qu’un grand silence. Les clochers comme les campaniles et les minarets sont muets. Tout juste des oisillons piaillaient, c’était leur prière du matin, ils demandaient en leur langage leur provende au Créateur qui veillait sur eux et ils chantaient sa louange. Parfois, le croassement rauque de corbeaux ou de freux qui montaient la garde près du tombeau… Leurs aïeux avaient nourri, sur ordre du Seigneur, Élie, le prophète intempestif, quand il s’était confiné dans le val d’un torrent, le Kérith ; mais eux devinaient, car le corbeau est parmi les plus intelligents des animaux, que celui qu’on avait mis en terre était plus qu’un prophète, et eux se tenaient prêts, mais ils ne savaient pas à quoi…, ils étaient dans l’attente. Le grand silence…
Les argousins préposés à la surveillance du tombeau pour prévenir tout désordre contrevenant à l’ordre public – avec les rabbis, en effet, on ne sait jamais !… – somnolaient, pas tant du sommeil de la fatigue ou de l’ennui que d’une torpeur étrange. On entendait à peine le gravier du sentier crisser sous les pas de quelques femmes qui venaient. Elles chuchotaient tout bas, comme si elles avaient peur d’abîmer le silence, elles serraient dans leur tablier de service les parfums du dernier hommage…
L’horizon se pastellisait d’un orange très doux. Soudain un frémissement, la terre tremble, quelle émotion l’a donc saisie ? Les assises du monde vacillent. Un éclair brusque, violent comme foudre d’orage, péremptoire. L’Ange de Dieu est là, il a roulé la pierre qui scellait le triomphe de la Mort ; il s’assoit dessus, on n’est pas prêt de la remettre de si tôt ! Le tombeau est ouvert : les femmes voient, un peu surprises quand même, mais pas intimidées du tout – normal : les femmes sont ainsi, dès que Dieu intervient, elles sont à leur affaire et elles s’entendent avec lui tout naturellement…
L’Ange leur parle : « N’ayez pas peur ! il n’est plus là, il est ressuscité comme il l’avait dit. Allez donc maintenant porter cet évangile à ses amis qui n’en mènent pas large. Lui les attend chez eux, dans cette Galilée, ce brassage des nations. » Elles repartent, tremblantes de joie.
Le tombeau est ouvert – le tombeau : la bouche de l’abîme, qui terrifie et fascine. Lui en est sorti, et nous, nous risquons d’y glisser. Le trou noir où il n’y a plus de parole, plus un mot, ou alors, on y entend un bavardage interminable, une logorrhée qui parle-pour-ne-rien-dire, ce qui revient du pareil au même, pure dérision.
Lui en est sorti, il a traversé la destruction, l’inhumanité. Il est allé de lui-même dans la fournaise de la violence et de l’iniquité. Pas pour s’en repaître, pas par bravade encore moins, mais il semble bien que ce soit par amour de nous autres qui pourrissons là-dedans. La meute lui est tombée dessus, les loups l’ont frappé, injurié, lui ont arraché la barbe en ricanant, et finalement l’ont crucifié comme une chouette de mauvais augure sur une porte de grange.
Lui a traversé, lui, le Crucifié, revient vers nous pour nous dire une parole qui fait vivre, une parole neuve, une parole qui rénove et qui donne confiance, et qui pourtant ne devrait pas nous étonner, car c’est une parole de toujours, mais nous n’y avions pas prêté attention.
Ce sera le soir de ce jour d’hui. Il revient vers nous qui sommes claquemurés dans la peur et l’angoisse, et il nous dit par deux fois (par deux fois, pour qu’on en soit bien sûr) : « La paix soit avec vous » ; et il ajoute : « Recevez le Souffle saint », ce souffle qui éveille l’air empoisonné des miasmes du mensonge, et qui le rend respirable. Voilà comment il annonce à chacun d’entre nous sa propre vérité et réveille en lui sa propre puissance.
Le grand silence. L’Apocalypse de Jean le Voyant précise même : « un silence d’une demi-heure environ » (8,1). C ‘est long. Aux alentours d’Orly, habituellement ravagés par les hurlements des réacteurs, on entend de nouveau les oiseaux qui saluent l’aurore naissante…
Nous voilà depuis des jours et des jours confinés, certains diront : emmurés, dans nos appartements (ou nos maisons, pour les plus chanceux). La vie au quotidien – Dieu ! que les heures sont longues, que les jours ruissellent d’ennui ! – a des allures de tombeau. La pierre au-dessus qui nous pèse sur la nuque et sur nos âmes, c’est le poids du monde, il faut le supporter.
Au fil des inquiétudes, des angoisses, des prospectives, des incertitudes, des effondrements (le baril à 23 dollars, 70% de la production automobile paralysée…), les maraîchers s’inquiètent des récoltes qui vont pourrir sur pied…, et que se passera-t-il si les cargos ne viennent plus nous approvisionner en soja sud-américain ? – désolation dans les élevages…
Notre monde effaré, désenchanté, survit dans l’inconsolation du désastre. Il se nourrit du pain de l’inquiétude, azymes de fortune, et des herbes amères de la désespérance (ou de la désinvolture) : ce sont les nourritures d’âme de la Pâque présente, du grand Passage, mais où donc est l’Agneau vainqueur ?
Le grand silence (1). Une trêve, Ça donne du temps. Du temps pour parler (je n’ai pas dit : pour bavarder) et du temps pour se taire (je n’ai pas dit : se renfrogner). Comme il y a un temps pour jeter – et il y a beaucoup à jeter, à défaire – et un temps pour récolter… peu sans doute, mais du décisif, du fondamental, de l’essentiel.
Ce matin, il sort de l’abîme, et ce soir il montre aux siens, à ses amis bouleversés, ses blessures, « il arbore sa défaite et nous fait voir combien elle lui en a coûté » (J. Grosjean). Et cela, ce n’est pas des discours, du verbiage ; il y a bien un temps pour se taire, un temps pour entendre, pour comprendre cela.
Il a toujours mené une vie simple, mais à présent il la simplifie jusqu’à l’os. Son franc-parler est d’une clarté sans faux-fuyant ; il demande presque brutalement, mais avec quelle douceur ! « Pourquoi pleures-
tu ? De quoi discutiez-vous donc en chemin ? Avez-vous quelque chose à manger ?»
Cette vie simple, cette vie d’avant, il ne fait pas que la reprendre, il l’habite : Marie-Madeleine le prend pour le jardinier ; l’après-midi, vers le soir, il se promène dans la campagne printanière où il rencontre deux compagnons, à la nuit tombante, il dîne avec eux dans une auberge silencieuse.
Cette vie simple – la nôtre ! -, elle nous semble si fastidieuse, et on aspire à l’essentiel, mais l’essentiel, c’est de vivre. Et cette vie, toute morne, toute banale qu’elle puisse être, n’est que le tremplin, le grand saut dans l’inconnu, l’inconnu de la joie de se perdre pour se trouver, pour être trouvé…
Lui retrouve la gloire qui était la sienne avant le commencement du monde, non comme un privilège ou une récompense, mais pour nous tisser des parures qui conviennent parfaitement à notre dignité de fils adoptifs et de filles bien-aimées.
C’est pour cela qu’il s’attarde avec nous à sa manière, car nous, nous sommes toujours en route, et il ne va pas nous laisser tomber. Si on lui dit (parce qu’on a peur de rester seuls, sans trop oser le dire) : « Reste avec nous, regarde, il se fait tard, la nuit va tomber sur notre monde », lui n’aura pas de mal à rester avec nous à l’auberge du soir pour nous bénir, pour nous réconforter de sa présence de Gloire.
Oh ! Seigneur, avec pas grand-chose… vous vous faites plus simple que jamais, vous voilà tombé à rien : une miette de pain dans ma bouche, une goutte de sang qui roule dans le sang de mes veines. Oh pas grand-chose, juste un en-cas pour la route…
Et nous avons toujours faim, même au Ciel, une faim immense, une soif sans mesure, faim de présence et soif de gloire [d’après Marie Noël, Notes intimes p. 147-148)]. C’est normal, puisque c’est ainsi que votre Père a eu l’imprudence de nous créer, en nous disant bien : « Ouvre large la bouche et moi je l’emplirai » (Ps 80). Et quand, à notre tour, nous vous demanderons : « Avez-vous quelque chose à manger ? », vous n’aurez d’autre ressource, Seigneur, que de vous donner en nourriture pour la vie du monde.
Pâques 2020
- Inspiré par François CASSINGENA-TREVEDY, De l’air du temps au cœur du monde, p. 241.
Note du copiste : F. Cassingena-Trevedy, (né en 1959), est moine bénédictin de l’abbaye de Ligugé ; spécialiste de la liturgie et des Pères de l’Église, artiste et poète ; il porte un regard éclairé par la religion sur la situation de cette décennie : les attentats, la Coupe du monde de football, la politique d’E. Macron… – plus de détails sur internet (« Google, « François Cassingena-Trevedy »)