D’un Jardin l’autre, du Premier au Nouveau Testament
Être relevé : l’accomplissement de la résurrection
les chants du Serviteur : Isaïe 49 à 53
Par le Père François Marxer
Ce dimanche, un prophète parmi tant d’autres, et pourtant un prophète pas comme les autres. Déjà, nous ne savons pas son nom, comme Isaïe, Jérémie ou Ézékiel, les trois grands, mais il ne faut pas oublier les treize « petits », de Daniel à Malachie. Lui qui fait partie des grands, nous ne le connaissons que sous le surnom qu’il s’est donné lui-même : « le Serviteur ». Il aura peu écrit, quatre chants en tout, mais sublimes, vertigineux et qui nous touchent au plus profond du cœur et de l’intelligence. Quatre chants, quatre joyaux qui ont été insérés dans les oracles du dernier Isaïe, qui vont nous accompagner du dimanche des Rameaux au Vendredi saint, le plus poignant, le plus mystérieux aussi.
Quatre chants : le premier (Isaïe 42,1-9) où se dessine la mission du Serviteur ; le deuxième (Is 49,1-7) : cette mission que Dieu lui a donnée a une envergure universelle, au-delà des territoires d’Israël ; le troisième (Is 50,4-11) : les choses tournent mal, la persécution s’abat sur lui, il est traduit en justice, mais il ne fléchit pas dans son extrême douceur ni dans sa confiance en Dieu.
Le quatrième (Is 52,13 à 53,12) : le Serviteur a été condamné et exécuté, il n’est plus là, on ne l’entend plus comme précédemment, mais c’est un chœur de témoins qui nous raconte ce qui s’est passé et qui tente de (nous faire) comprendre. Nous ne savons pas qui sont ces témoins : eux ont vu le Serviteur dès le début, surgir de terre, comme la promesse d’un arbre verdoyant ; à présent, ils ne savent pas où il est enterré.
Eux, ces témoins, parlent. Alors que Dieu est resté silencieux, muet ; il n’est pas intervenu pour tirer cet innocent de ce mauvais pas. De leur côté, eux reconnaissent qu’ils se sont trompés : ils pensaient – c’était si commode, si évident, ça arrangeait tout le monde ! – que son sort pitoyable, sa condamnation, son exécution étaient mérités, puisque, comment en douter ? c’était un pécheur. C’était une punition que Dieu ne pouvait qu’approuver, et s’il est puni, c’est qu’il était coupable. C.Q.F.D.
Or, et c’est ça qui est tout neuf, on se rend compte qu’ « il nous a guéris ». Nous l’avons jugé, mais notre jugement pouvait-il être juste, à nous qui sommes (aussi) des pécheurs (ce que nous avions oublié) ? Oh ! bien sûr ! ils ne sont pas – nous ne sommes pas – directement responsables : eux n’ont pas siégé au tribunal, eux n’ont pas été les bourreaux chargés des basses œuvres mais tous ont approuvé. Ainsi sommes-nous tous, les pécheurs, avec ce goût irrépressible de condamner… comme un virus qui rongerait nos âmes…
Ce n’est pas la première fois, ni la dernière, que le juste est persécuté, que l’innocent est condamné : les prophètes se sont élevés contre cette iniquité si fréquente chez les humains ; c’est à croire que nos sociétés ne peuvent fonctionner sans se fourvoyer dans ces passe-droits – raison d’État, invoque-t-on le plus souvent !…Le Serviteur, lui, reste silencieux : il ne dénonce ni n’incrimine, ni ne se défend. Il n’est pas exactement comme les autres prophètes, même s’il pardonne comme Osée qui a pardonné à sa femme qui était une traînée, toujours à courir après ses amants ; même s’il prophétise dans le vide comme Isaïe qui parle à des oreilles sourdes et des cœurs bouchés ; même s’il est incarcéré comme Jérémie et qu’il guérit comme Élisée qui guérit lépreux et malades, mais lui guérit de l’infection qui leur dévore le cœur, ceux qui ont applaudi à son exécution.
Ce Serviteur, c’est un cousin tout proche de ces psalmistes qui passent certes de bons moments (et c’est alors la louange), mais aussi de sales mauvais quarts d’heure (et ils exhalent alors la plainte de leur détresse), mais tous, ils gardent confiance dans ce Dieu qui les sauvera de la fosse. Et la tourmente passée, ils reviennent nous dire : eh bien ! ça a bien été comme ça, Dieu nous a sauvés, il ne m’a pas laissé tomber. Avec le Serviteur, c’est différent : lui ne revient pas, ce sont de ces autres qui approuvaient bruyamment, si sûrs de leur bon droit, c’est d’eux que nous avons appris que lui les avait guéris et que c’était par lui qu’ils étaient sauvés.
Comment cela a-t-il pu se faire ? Comment ont-ils pu ainsi changer leur façon de voir ? Comment ont-ils été ainsi retournés ? À l’évidence, Dieu a parlé, il s’est fait entendre, mais sans bruit, sans mots prononcés (mais pourtant Jérémie l’avait bien entendu !) ; il s’est manifesté (mais sans se faire voir, alors que Isaïe, que Ézékiel l’avaient bien vu dans sa gloire !). Dieu discret, Dieu secret, qui parle au cœur avec les mots du silence…
En tout cas, eux ont entendu, et ce qu’ils ont entendu est incroyable. Et après eux, ce sont les Rois de la terre qui ont entendu et qui n’en reviennent pas : « ils resteront bouche bée, car ils verront ce que jamais on ne leur avait dit, ils découvriront, ces Rois, ce dont ils n’avaient jamais entendu parler » ! – des Rois stupéfaits, étonnés : et nous, pouvons-nous oublier qu’à notre baptême, nous recevons l’onction royale, nous sommes marqués du saint Chrême, du parfum du Christ, le Roi Serviteur ?
Ils sont là, bouche bée, ils n’en reviennent pas : et nous, ce sera pareil, au soir du Grand Vendredi, nous « lèverons les yeux vers Celui que nous avons transpercé », et il est mort, le Fils de Dieu… c’est incroyable, incompréhensible…
Et la suite ? que s’est-il passé ? Dieu sort de son silence : « Mon Serviteur réussira, dit le Seigneur ; il montera, il s’élèvera, il sera exalté ! » Élevé, exalté,placé très haut : cette place, cette position, c’est exactement celle-là même que Dieu occupe, tel qu’Isaïe l’aura vu, dans la majesté de sa gloire, entouré de la cour des anges et des séraphins terribles qui vocifèrent la louange et lui rendent gloire. Dieu élevé, placé très haut ; le Serviteur élevé lui aussi, placé très haut. À l’égal du Dieu de gloire, le Serviteur défiguré. Étienne, alors qu’il va mourir, lapidé pour blasphème, en a la claire vision : Jésus, le Fils de l’homme, debout à la droite de Dieu (Actes, 7).
Le voir avec le regard, avec les yeux du cœur intelligent, c’est cela, l’acte de foi ; et ça veut dire que le virus spirituel n’infecte plus le cœur ni l’âme et que nous sommes guéris : l’ancien monde s’en est allé, un monde nouveau est déjà né, et c’est saint Paul qui nous en avertissait dimanche dernier. Autant dire que le pardon infini que prophétisait Ézékiel est à l’œuvre. On se souvient, et la mémoire du cœur comprend ce qui s’est passé : que l’Alliance est renouvelée puisque c’est le corps du Serviteur torturé et défiguré qui nous enseigne cette vérité qu’on ne pouvait croire, puisque c’est le corps de Jésus qui fait alliance, qui est l’alliance : « Moi, le Seigneur, je te façonne, je fais de toi l’alliance du peuple, la lumière des nations » (Is 42,6), « je t’ai façonné, établi, pour que tu sois l’alliance du peuple » (49,8).
Tout cela, ç’aura été la conviction inébranlable des tout premiers disciples à Jérusalem. Et un des premiers à en bénéficier, ce fut cet Africain qui revenait de la Ville sainte en lisant (à haute voix, bien sûr, comme on faisait jadis), le chapitre 53 d’Isaïe, et il s’interrogeait. Philippe le rejoint et l’aborde : « Comprends-tu ce que tu lis ? » Et lui de répondre : « Comment comprendrais-je si personne ne m’explique ? » Alors, nous disent les Actes des Apôtres, Philippe lui «évangélisa Jésus ».
Mes chers catéchumènes, vous devez être jaloux de cet Éthiopien, car son catéchuménat fut très rapide à tout le moins : en effet, arrivés à un point d’eau en bordure de la route, l’Africain dit : « Voici de l’eau : qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé ? » Et il a raison, la guérison des oreilles, des yeux et du cœur – cette guérison que désiraient la Samaritaine et l’aveugle de la piscine de Siloé, cette guérison qu’attendaient les ossements morts que contemplait Ézékiel, et aussi Lazare depuis quatre jours déjà, et aussi les deux sœurs, Marthe et Marie, cette guérison n’était pas possible avant l’heure du Serviteur défiguré et glorifié. Or cette heure est venue, la guérison est possible, et c’est ce qui fera la joie de notre Éthiopien qui repart chez lui, alors que Philippe qui l’a évangélisé a disparu. Eh ! c’est cette joie-là que je souhaite tant voir croître et grandir dans vos cœurs, à la mesure du grand Désir qui ne peut que croître et grandir au fil, au long de cette attente qui a pour nom espérance.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
Semaine Sainte, dimanche des Rameaux (année A)
5 avril 2020