« Je fais toute chose nouvelle » – Ézἐkiel, 37
par le Père François Marxer
On avance et on change d‘époque. Nous sommes toujours dans le temps des prophètes : après Samuel et David, dimanche dernier, ce jour d’hui, Ézékiel, un prophète. Un prophète qui, avec d’autres, avec le grand Isaïe, avec Jérémie, est aux prises, affronté, à la grande épreuve : la défaite – c’est l’irrémédiable ; la déportation – c’est l’irréversible ; l’effondrement – c’est la désespérance. Et ce qui reste de la nation tant bien que mal, a raison de se dire (et cela, Ézékiel l’a entendu de ses oreilles) : « Nos ossements sont desséchés, notre espérance est détruite, nous sommes perdus » (ch. 37, verset 11). Mais les prophètes sont ainsi, ils ne succombent pas au désenchantement, à la désespérance générale ; ils relèvent la tête. Et rappelons-nous, dans sa sagesse, Jésus nous l’a bien dit, à nous, ses disciples : « Quand tout cela arrivera – le désastre, pour dire franc -, eh bien, redressez-vous et relevez la tête ! » Notre baptême ne nous consacre-t-il pas dans l’Esprit à cette mission de prophète ?
Ézékiel est en plein au cœur de la tourmente, il n’examine pas de loin, comme un expert, ce qui se prépare. Non, il est au cœur du malheur, et c’est un visionnaire. Il verra la gloire de Dieu. Il n’est pas le seul et il n’est pas le premier. Moïse avait désiré voir Dieu face à face, mais Dieu n’avait pas acquiescé à sa demande : « Nul ne peut me voir sans mourir », et Dieu était passé devant Moïse, Moïse caché dans la fente du rocher, et Moïse avait vu Dieu, mais de dos, pas en vis-à-vis. Isaïe, lui, a vu Dieu dans sa majesté, entouré de sa cour d’anges et de séraphins : vision foudroyante, Isaïe avait tremblé. C’était dan le Temple même, à Jérusalem. Ézékiel, lui, voit cette gloire de son Dieu qu’il est en mal de décrire, les mots lui manquent, les images foisonnent, s’entrechoquent, contradictoires même. Comment s’en étonner ? Nous sommes devant l’indescriptible, on ne sait comment dire – comme nous, au soir du Vendredi Saint, nous serons devant l’indescriptible, le Fils de Dieu que nous avons crucifié, Dieu qu’on a fait mourir… et les mots vont nous manquer, ce rien, ce vide, ce grand silence, ce néant même, quoi dire alors ?… Dieu en excès sur lui-même, sur l’idée que nous nous faisons de lui. Ézékiel, face à la profusion, à la prolifération de la gloire qu’il tente de rendre comme il peut – c’est au premier chapitre de son livre -, c’est pareil : c’est incompréhensible. Et cette gloire du Dieu d’Israël, Isaïe l’a vue à Jérusalem, c’est normal, mais moi, Ézékiel, je la vois là où je suis, où nous sommes, dans l’épreuve, dans cet exil sans issue, sans retour peut-être. Ce Dieu, notre Dieu, n’est pas seulement à Jérusalem, il est partout, avec nous, dans notre désespoir, il est le Dieu de l’Univers, dans les jours d’allégresse et d’abondance comme dans les jours d’épreuve et de catastrophe…
Ézékiel est un visionnaire et il voit le présent, et il entre lui-même dans la vision, il ne reste pas au dehors. Et c’est dans ce présent accablant, désespérant, que son Dieu lui parle. Et, au chapitre 37, voilà notre Ézékiel qui déambule dans une grande vallée couverte d’ossements, des ossements desséchés, vraiment morts, disjoints, enchevêtrés, c’est un désordre complet ; et Ézékiel, sur l’ordre de son Dieu, va interpeller ces ossements, non pas avec ses mots à lui, mais avec les paroles que Dieu lui donne. Et ces ossements vont redevenir des vivants, oh ! pas d’un coup, ce n’est pas immédiat, ce n’est pas magique ; d’abord, sur l’ordre de Dieu et de son prophète, ils s’assemblent, se réajustent, se réordonnent : frémissement dans toute la vallée. Puis Ézékiel voit qu’ils se recouvrent de nerfs, puis c’est la chair qui repousse, et la peau qui les recouvre. Mais ils ne sont toujours pas vivants, il n’y a pas d’esprit en eux. Alors Dieu ordonne à Ézékiel de prophétiser et d’appeler l’esprit à venir des quatre vents. Et alors l’esprit vient dans ces corps inertes, ils reviennent à la vie et ils se dressent : c’était une armée, immense, immense…
Une vision formidable, qui vous tient en haleine – et je ne puis que vous recommander d’écouter l’oratorio qu’a composé Arthur Honegger sur le texte que Paul Claudel a tiré de ce chapitre prophétique, oratorio intitulé La danse des morts – et cette vision étonnante fait image en nous qui écoutons le prophète et c’est, disons-le, quasiment une provocation. En effet, avec la déportation, Israël comme nation, comme communauté fière de sa tradition et de sa liberté – et cela, on le réentendra encore dans l’évangile, aux réactions ombrageuses des pharisiens qui jugent désobligeantes les remarques combien lucides de Jésus, alors qu’ils sont les enfants d’Abraham, et fiers de l’être ! – Israël comme nation, comme communauté, est mort, politiquement mort. C’est la sanction du péché, de cette désobéissance répétée, obstinément répétée, à la Parole de Dieu, aux voies de Dieu, aux instances de Dieu.
Le refus d’Israël est sanctionné ; c’est la fin des pardons incessamment répétés, des pardons indéfiniment répétés, et il fallait y mettre un terme si l’on est sérieux, sinon le pardon indéfini, au fond, n’a plus aucun sens. Et cependant Dieu ne pouvait pas renier ses promesses, tout simplement parce qu’il est Dieu, et pas un être de chair qui n’est pas fiable.
C’est donc la fin de ce pardon indéfini, usé jusqu’à la corde et qui ne rime plus à rien ; et il faut en passer par là, par l’exil, par l’épreuve, pour que soit donné un pardon infini. Fin du pardon indéfini donc, et voilà le pardon infini. Ce n’est pas la même chose, le pardon infini, ce n’est pas une petite convention commode, un arrangement sympathique du genre : « Allez, c’est bon pour cette fois, mais que je ne vous y reprenne plus ! » Ça, c’est terminé, le gendarme dresse procès-verbal et amende à 135 € ; et que fera-t-il s’il reprend un récidiviste ? Eh bien, ce sera 1500 € ou, pire, la garde à vue. Bref, le gendarme est ennuyé, il ne sait plus quoi faire, et son ministre non plus. Mais Dieu n’est pas un gendarme, il est un créateur et il va employer les grands moyens.
Ceux que voit Ézékiel qui déambule dans ce gigantesque ossuaire, Ézékiel qui interpelle ces ossements, ce sont tous ceux de la communauté d’Israël : ils sont sans doute corporellement vivants, mais ils sont spirituellement morts, ils n’existent plus, on n’en parle plus, ils n’intéressent plus personne. Ce pardon infini qui leur est donné est une re-création, ils sont relevés à neuf. On repart à zéro, et l’Alliance sera, non pas reconduite, mais renouvelée, elle sera nouvelle, car Dieu ne renonce pas à ce qu’il a promis.
Alors, quand je lis et que j’entends la prophétie d’Ézékiel, je ne vais pas me contenter de parler de conversion collective : c’est insuffisant, et surtout, disons-le, c’est bien peu réaliste. En revanche, création nouvelle, oui, et nous retrouvons Isaïe, le grand Isaïe, qui, durant le temps de l’Avent, s’était réjoui de cette perspective si évidente : « Voici que je fais toute chose nouvelle, ciel nouveau et terre nouvelle ». Ainsi parle le Seigneur du monde, du cosmos et des cœurs. La nouvelle création triomphe à la fois du péché et de la mort : Dieu change les cœurs de fond en comble et arrache nos corps au néant. Saint Paul le dit très clairement à ses chers Corinthiens – et moi, je le redis après lui à nos chers catéchumènes qui approchent du but, de l’illumination et de la nouvelle naissance : « Si quelqu’un est dans le Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né. Tout cela vient de Dieu. (2 Cor 5,17).
Et qu’on ne s’y trompe pas, parler avec les prophètes et les apôtres de re-création spirituelle des cœurs, ce n’est pas diversion, rêvasserie ou fumigations spiritualistes ou intello. Pour les prophètes, il y a toujours à la clé un avenir terrestre ; on l’avait oublié, mais – Laudato si’, l’encyclique du pape François nous l’aura rappelé – l’écologie de la planète et l’économie des âmes sont des urgences absolues. La pandémie du Covid-19 que nous subissons en est un avertissement cruellement urgent.
Ézékiel, rendons-lui justice, est loin d’être seulement le prophète de l’effroi et de la fantasmagorie du malheur. Le malheur, il sait ce que c’est, il est au cœur de la douleur, surtout quand il perd sa femme, celle qu’il appelle merveilleusement « la joie de ses yeux ». Il n’est pas moins le prophète de la guérison, de l’assainissement des cœurs, de la purification des âmes : c’est le bouleversant chapitre 36 que nous lisons au cours de la vigile de Pâques – et il va vous parler, chers catéchumènes – : « Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures, de toutes vos idoles, je vous purifierai. Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau ». Et c’est la demande du roi David dans son psaume 50, le Miserere, qui se voit ainsi exaucée : « Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu, renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit… ».
Purifier, recréer, reconstruire. Et dans une vision époustouflante, chapitres 40 et suivants, Ézékiel déploie toute son imagination d’architecte : une Jérusalem nouvelle, une cité neuve dont Dieu est le concepteur et le maître d‘œuvre. Une cité espérée par Abraham, attendue par Moïse, célébrée par David. Avec, en son centre, le Temple, dans sa perfection achevée de proportions et, jaillissant de son côté droit, le fleuve d’eau vivante qui assainit et féconde la terre. La tradition chrétienne a toujours lu cette vision prophétique en la rapportant à la blessure du côté droit de Jésus ouvert par la lance et d’où jaillit avec le sang eucharistiquement nouveau, l’eau de la vie nouvelle : « J’ai vu l’eau vive jaillissant du cœur de Dieu ».
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse 29 mars 2020
5ème dimanche de Carême (année A)