Les promesses du Divin à Abram – Gn 12,1-4
Par le Père François Marxer
« Le Seigneur dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, et va vers le pays que je te montrerai ». Nouveau commencement. Dimanche dernier, rappelez-vous, c’était la découverte émerveillée de la richesse du monde, de la multitude des vivants, mais découverte qui avait fait place, à bon bruit, à l’obsession de l’Unique, cet Unique qui, seul – et lui seul !- répondait aux attentes du désir, qui répondait, sans l’étouffer, au désir de notre cœur humain, sans le contraindre ni le faire dépérir. L’Unique ne jouait pas la carte de la saturation, car désir n’est pas gloutonnerie et, étrange surprise, l’Adam éprouvait la présence impalpable de l’Unique dans le deux, au cœur de sa relation avec la femme. Relation d’alliance entre lui et celle qui était « chair de sa chair et os de ses os », et l’Unique allait sceller cette alliance primordiale. Mais la tentative si prometteuse avait échoué, le venin de la défiance, le poison de la jalousie avait anéanti l’Alliance. Mais l’Unique n’avait pas dit son dernier mot…
Nouveau commencement au livre de la Genèse, cette fois en ce chapitre 12. Un commencement qui convoque un humain unique, du nom d’Abram. Ce n’est pas son nom définitif, patrimonial ; nous, nous le connaissons sous le nom d’Abraham. Alors certes, les philologues nous expliqueront qu’à la faveur de son déplacement géographique d’Est en Ouest, cet homme est passé de l’espace linguistique du sémitique oriental au sémitique occidental : d’où le redoublement de l’ultime syllabe. Mais nous savons aussi que changer ou modifier le nom de la personne, cela traduit un changement de la personnalité même. À se déplacer ainsi le long de la vallée des deux fleuves, cet homme change…
Et cet humain n’est pas seul. Tant mieux, car nous nous rappelons l’avertissement de Dieu : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ». La chronique biblique nous aura livré le nom de son père, Térah, et de ses deux frères, Nahor et Harane ; nous connaissons aussi le nom de sa femme, Saraï (et, grand malheur, Saraï était stérile, elle n’avait pas d’enfant), et celui de son neveu, Loth. Et tout ce petit monde a bougé, la famille a remonté la vallée de l’Euphrate et du Tigre, pour aller s’installer plus au Nord, à Haran. C’est donc ce clan qui prend l’initiative du mouvement, qui décide de se déplacer, de quitter le berceau familial originel, qui était Our en Chaldée. Mais voici qu’un Autre, mystérieux, inconnu, va prendre le relais, la famille pensait s’établir durablement dans cette ville du Nord, Haran. Mais non, Abram, lui, va repartir, vers où ? on ne sait pas ; on sait simplement qu’il est accompagné de sa femme, Sarah, et de son neveu, Loth
Mais pourquoi repart-il ? La légende rabbinique nous raconte que, nouvellement installé, Abram provoque un incident grave : il brise volontairement les idoles qui protègent la famille. C’est le clash, la rupture assurée, il ne peut que s’en aller ; pourquoi a-t-il agi ainsi ? on ne sait ; en tout cas, le voilà, sans dieux, littéralement athée, sans protection divine tutélaire.
Et c’est alors que du divin lui parle ; il ne sait pas qui, celui qui s’adresse à lui ne lui révèlera son nom que bien plus tard. Ce divin l’appelle et cet appel, à tout le moins, est singulier – là, je traduis littéralement, mot à mot, le texte hébreu :
« Va vers toi-même, hors de ta terre natale et du territoire de ta mère et de la demeure
de ton père, et va vers le pays que moi, je te montrerai. »
L’injonction est étonnante : va vers toi-même, comme si jusqu’à présent, tu vivais en dehors de toi-même, en dehors de ce que tu es vraiment et qu’au fond, tu ne connais pas : tu ne sais pas qui tu es. Pour cela, t’arracher à la triple enveloppe qui te protège, c’est vrai, mais qui t’étouffe aussi : le pays d’où tu viens, celui de ton enfance et de ta jeunesse, tu l’as quitté, sans doute, tu n’es plus à Our de Chaldée, mais la nostalgie du souvenir risque de t’y faire revenir, et puis aussi, l’affectueuse et si présente attention de ta mère qui t’a mis au monde et t‘a élevé ; et enfin l’héritage de ton père, un socle solide, qui permet de construire ton existence. Quitter tout cela, tu as commencé, mais cela n’est pas fini. Maintenant va vers le pays que je te montrerai. Celui qui parle ne le lui désigne pas sur une carte, et il ne lui fournit pas de GPS. ….
….. Eh ! il lui faut du cran et de l’audace à notre Abram, il n’a pas froid aux yeux, mais c’est bien cela, l’aventure de la foi. L’Épître aux Hébreux dans le Nouveau Testament soulignera cette prise de risque, et un Père de l’Église du IVème siècle, Grégoire de Naziance, dira – et c’est admirable : « Abram, quand il partit, ne savait pas où il allait, mais parce qu’il ne savait pas où il allait, il savait qu’il était dans la vérité ». Croire de foi vive, c’est oser prendre le risque, et tenter l’aventure de l’Inconnaissance.
Cette fois encore, je reviens vers vous, mes chers catéchumènes, et je me dis que l’épopée d’Abraham, ça doit vous dire quelque chose. En effet, depuis pas mal d’années déjà – Pierre surtout -, vous avez initié et établi votre existence dans la société des hommes : les études sont assimilées, la familiarité avec la culture environnante est acquise, le langage aussi, qui nous permet de décrypter et de partager vos expériences, d’interroger aussi et de parfois donner des réponses ; et puis, qui sait ? oh ! je ne dis pas que vous avez brisé les idoles dans un fracas tonitruant, mais on a toujours dans l’arrière-boutique nos petites idoles secrètes et discrètes, et donc il faut parfois faire le ménage…, et puis il y a un Autre qui appelle, et, à la cathédrale, il y a huit jours, un écho vous a été donné à cet appel intérieur pour un nouveau départ qui n’est pas programmé comme dans une croisière ou un plan de carrière. C’est parfois étonnant : Mgr Rougé nous a raconté comment tout s’était enclenché pour l’un des catéchumènes du diocèse de cette année, lors d’un contrôle de police à la douane d’un émirat du Golfe. Oui, vraiment surprenant, l’Autre qui vous appelle ne perd pas une occasion…
« Et va vers le pays que je te montrerai » : le pays, c’est un paysage à habiter, c’est aussi un territoire à arpenter pour en devenir familier. Vous vous êtes donc présenté sur le seuil de la tribu qui habite ce pays, vous y avez été reçu et écouté, et on vous a dit : eh bien ! on va vous donner un coup de main, parce que là où vous allez, ça tombe bien, nous, on y va aussi. Bénédiction, allez, on y va ensemble et on se met en route avec vous…
Et donc Abram s’en va, comme le Seigneur le lui avait dit. Pas tout seul, car Loth s’en va avec lui. Malgré tout, il y a quelque chose qui le chiffonne, notre Abram : « Va vers toi-même », lui a enjoint le Divin qui l’a appelé ; mais qui suis-je au fond ? Fils de mon père, Térah, ça oui ; et l’époux de Saraï, c’est sûr, et l’oncle de Loth, pas de problème ; mais moi, je ne suis pas père, je n’ai pas de fils, je n’ai pas d’enfants ! Ça me manque, d’autant que le Divin ne me promet pas de descendance – ne t’en fais pas, Abram, ça viendra plus tard… Pour l’instant, il me promet une grande nation et un déploiement de bénédictions : « Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai grand ton nom, et tu deviendras une bénédiction » ; oui, peut-être, j’espère bien, mais si je n’ai pas de fils, comment cela arrivera-t-il ? Et le Divin a ajouté : « En toi seront bénies toutes les familles de la terre ». C’est comme si se produisait une concentration de toute la descendance d’Adam qui s’était dispersée, la violence aidant, sur toute la surfa ce de la terre (rappelez-vous l’épisode totalitaire de la tour de Babel, juste avant !).
Or, avec Abram, une différence se fait jour : lui seul, Abram, est l’élu, il est unique, béni pour tous, mais, puisqu’il est l’élu, il est séparé ; et c’est par lui, avec lui, que se joue le destin de tous les hommes. Ce qui est requis, ce qui est demandé aux hommes, à toutes les nations, ce n’est pas de croire en celui que l’on appelle Dieu, c’est de bénir pour être béni soi-même. L’alternative est claire : bénir ou maudire. Bénir (ou maudire) Abram lui-même et son Dieu, du même coup. Et on n’oubliera pas : bénir Abram et sa descendance, et ainsi le destin d’Israël est alors scellé à jamais.
Bénir : c’est la condition qui s’impose à toutes les nations pour que la vie ruisselle en leur sein. Or aucune condition n’est imposée à Abram : alors, lui, l’élu, serait-il privilégié ? Pourquoi lui et pas nous ? jalousie. Et la jalousie ne comprend pas que la vie qui se donne n’a pas à se justifier de ce qu’elle donne et de la façon dont elle se donne, la bénédiction de la vie n’a d’autre raison qu’elle-même. Et donc, nous qui sommes élus, comme Abram, élus en Jésus-Christ, le descendant d’Abraham, nous refuserons la jalousie, péché mortel s’il en est, et nous, nous serons obstinément des êtres de bénédiction, et, avec notre Dieu le Seigneur, nous bénirons toutes les familles de la terre.
Rueil-Malmaison, Saint-Pierre/Saint-Paul, Sainte-Thérèse,
7 et 8 mars 2020 2ème dimanche de Carême (année A)