La Genèse : récit des commencements – Gn 2, 7-9 ; 3, 1-7
par le Père François Marxer
Lecture du livre de la Genèse, et l’on va nous raconter les aventures du commencement et de cet aïeul mystérieux, un dénommé Adam, autrement dit le Terreux, le Glèbeux, car il vient de la glèbe qu’aura façonnée le souffle divin. Et, remarquons-le, ce ne sont pas les descendants d’Adam qui en parlent, mais ce sont les descendants d’Abraham, c’est Israël qui se penche sur l’énigme de ce commencement de l’humanité – je devrais plutôt dire : ces commencements de l’humanité, car le commencement est pluriel. Il y a pluralité de commencements, mais seule, l’Origine est unique…
Ce commencement est une énigme, car l’homme, l’humain vient au monde selon le désir de Dieu sans doute, mais il vient inachevé, en état d’inachèvement : ce n’est pas un être plénier, complet, d’une autonomie assurée. Il est seul, et cette solitude est une calamité dangereuse, Dieu le constate et se le dit à lui-même : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul…. »
Il va donc falloir lui trouver l’aide qui lui sera assortie, pas tant un vis-à-vis où il pourrait se mirer avec complaisance narcissique, qu’un être qui sera face à lui, en face, à qui il va se heurter, la présence même du réel intraitable, inexpugnable, un réel irréductible. Mesdames, vous voici prévenues de ce que l’on attend de vous…
Mais en attendant, ce sera la grande tentative du dictionnaire. Le Seigneur Dieu fait défiler devant l’Adam, tous les animaux, oiseaux, bêtes et bestioles : c’est un carnaval de plumages, de pelages, un luxe de couleurs, une symphonie débridée de chants et de cris. À chacun, à chacune, l’Adam, en bon élève, donne un nom : constitution du dictionnaire encyclopédique. Peut-être, au passage, va-t-il en désigner l’un ou l’autre avec lequel une relation pourrait s’établir ? Mais rien, le Seigneur Dieu en viendrait presque à perdre son optimisme. Il récidive, il s’obstine, mais non ! à chaque tentative, la déception ne fait qu’augmenter.
Au fond, c’est le drame de l’humanité avec lequel on n’en a jamais fini : l’humain veut trouver son achèvement, autrement dit il recherche son identité, et plus il regarde et scrute le monde des vivants qui l’entourent, plus il voit la différence : la confusion est impossible, lui, l’humain, n’est pas un animal comme les autres, même s’il lui semble que la limite est fuyante, qu’elle s’efface. Mais non, rien à faire. L’achèvement de l’homme n’est pas pour demain, il est renvoyé à plus tard.
Alors, la Bible prend les grands moyens, le remède sera quasi-chirurgical, Dieu se transforme en anesthésiste : un sommeil mystérieux s’empare de l’humain, une sorte de coma, pas seulement pour qu’il n’ait pas mal, mais pour qu’il ne sache pas, pour qu’il ne sache pas l’origine. Il perd connaissance en quelque sorte, et il le faut pour qu’il puisse franchir le seuil. Un seuil radical : jusqu’ici, il a été confronté à la multiplicité du règne des vivants, à la multiplicité de la richesse du monde ; mais c’était l’Unique qu’attendait son désir. Seul l’Unique comblera son désir sans l’assouvir, seul l’Unique lui donnera de parvenir à son achèvement.
L’Adam s’éveille à ce monde neuf dont il vient de franchir le seuil, quand le Seigneur Dieu lui amène la femme qu’il a bâtie à partir du côté de l’homme : c’est lui et c’est autre que lui : suffisamment proche et suffisamment éloignée pour qu’ils soient présents l’un à l’autre, pour que leur relation soit possible.
Ce moment-là, c’est la vraie naissance de l’homme, et ce qui en est la marque, c’est l’exultation de la joie : « Ah ! la voilà, celle-ci, elle est chair de ma chair et os de mes os ! ». Naissance de l’homme et reconnaissance de l’autre, unique, qu’on ne peut remplacer ni inter-changer. Et les mots ne suffisent plus pour dire cette reconnaissance, il ne suffit plus d’assigner des noms comme l’Adam l’avait fait pour le monde animal, en énumérant le dictionnaire. C’est la parole qui advient en lui, lui devient un être parlant, autant dire qu’il ne se contente plus du savoir des mots et des définitions, mais la vérité se faufile à travers les mots, la vérité qui sait ce que lui ne sait pas, puisqu’il avait perdu connaissance.
Naissance de l’homme, oui, quand la parole survient et surprend Adam, elle le trouve, lui qui n’était jusque là qu’un lexicographe, un rabâcheur de mots, un encyclopédiste savant.
Désormais, il parle parce que la parole l’a pris, l’a surpris et avec elle, la vérité advient, et il la reconnaît, car il éprouve dans la joie la proximité sans confusion et la différence sans séparation. Il savait jusqu’à présent qu’il y a une distinction entre lui et les animaux, mais il connaît désormais qu’il y a une différence entre l’homme et la femme, une différence entre Dieu et l’homme et la femme ensemble. Mais tout cela est fragile, et peut se disjoindre et tourner à des oppositions…
Je vais me risquer, chers catéchumènes, à une petite analogie entre ce récit des origines et votre propre destinée. L’Adam, vous ai-je dit, a donc franchi le seuil et s’est éveillé à un monde, à la fois même et autre, mais il n’a pas su comment ça s’était passé. Il me semble que presque tous, vous pourriez vous demander : « Mais qu’est-ce qui m’est donc arrivé ? Pourquoi suis-je embarqué dans cette aventure baptismale ? » Et on ne sait pas ; quelque chose se passe, de semaine en semaine, de mois en mois, et on ne sait pas ce qui se passe, mais pourtant il se passe quelque chose. On ne sait pas quoi, mais on en connaît les effets, ce qui se transforme, ce qui change imperceptiblement. En tout cas, moi je le vois, et vos accompagnateurs aussi sans doute. Oh ! certes, on peut être savant et savoir beaucoup de choses en savoir religieux et philosophique, mais ce que vous découvrez et apprenez à connaître dans votre patiente impatience, c’est la vérité neuve de ce que vous êtes et qui pourra vous étonner comme étonner les autres. Saint Jean l’aura dit simplement : « Ce que nous sommes ne paraît pas encore clairement, nous qui sommes enfants de Dieu », et saint Paul tout autrement : « Ce que vous êtes, votre identité vraie, est cachée au ciel dans le Christ ». On pourra dire comme le poète Arthur Rimbaud, et après lui, le grand spirituel Maurice Zundel : « Je est un autre ». Vous n’aurez pas trop d’une vie pour vous en émerveiller ; et moi, de toute mon attention et de ma patience de jardinier, pour que vous y restiez vigilants.
Mais – car il y a un mais – mais, je l’ai dit, tout cela est fragile, et c’est notre lecture de ce dimanche. Que s’est-il donc passé ? Car après tout, Ève n’est pas idiote, loin de là, elle est loyale, et ce qu’elle pense est bien pensé, et ce qu’elle dit est justement dit, elle se dit que la proposition, l’hypothèse : vous serez comme dieu, sicut deus, ma foi, c’est appréciable, et ça vaut peut-être la peine d’être tenté. Tentation, nous y sommes, et rien d’autre dans la balance.
Que s’est-il passé ? On se demande : pourquoi, pour quelle raison une créature de Dieu, une créature qui n’a pas à s’en plaindre, commet un acte mauvais en s’opposant à Dieu ? La faute est pesante et la culpabilité en est lourde. Par commodité, nous disons : le diable. Facile de l’accuser et ainsi de me disculper. Mais il n’est nullement dit que le serpent soit le diable. Le serpent, tout fripon qu’il soit, est une créature sortie des mains du Créateur, de Dieu ; mais c’est le plus rusé, littéralement le plus nu de tous les animaux. Comme l’homme et la femme sont nus, sans protection, sans hypocrisie ni menterie. Le serpent interroge, s’interroge sur ce que Dieu a vraiment dit : il vous aurait interdit ? avez-vous bien entendu ? car, à mon avis, ça ne colle pas du tout avec ce que doit être, ce que ne peut pas manquer d’être le vrai Dieu – selon moi, tel que je le conçois, généreux, libéral… Bref, le serpent est débordant de piété, c’est le plus pieux de tous les êtres vivants – eh ! il faut se méfier des gens de trop grande piété, la piété est à consommer avec modération -.
Ève est honnête : elle rectifie cette falk news. Mais le serpent, si sûr de son idéal de Dieu, de comment ce Dieu doit être, insinue une explication pas bête du tout : que Dieu soit jaloux de ses prérogatives, qu’il a peur d’un rival, et donc qu’il vous maintienne dans un état de minorité . Le serpent n’écoute pas la parole de Dieu, il n’écoute que son idée de Dieu combien séduisante. Bref, il fait de la théologie – il faut peut-être aussi apprendre à se méfier des théologiens, surtout autoproclamés !- Ouais, se dit Ève, être sicut deus, c’est pas mal ! Être autonome, faire soi-même sa propre loi sur ce qui est bien (pour moi) et mal (selon moi), ne plus dépendre d’un Autre, être au centre, être à soi-même sa propre origine. Je désirais la Source, ça ne me suffit pas, même si la source m’abreuvait avec abondance ; je veux m’emparer, accaparer la Source. Convoitise. Tout ça parce qu’au lieu d’écouter Dieu et de lui parler, on parle et on discute sur lui. Soupçon : le péché commence toujours comme ça.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse, 1er mars 2020
1er dimanche de Carême (année A)