Sagesse des hommes, Sagesse de Dieu – Mt 5, 17-37 et 1 Cor 2, 6-10
par le Père François Marxer
« Frères, c’est bien de sagesse que nous parlons avec vous qui êtes parvenus à maturité dans la foi ».
À relire saint Paul, je me dis qu’il avait bien raison quand il rappelait à ses chers Corinthiens qu’il y a deux sagesses qui se partagent la conduite des hommes et que ces deux sagesses sont antagoniques l’une de l’autre. Une sagesse, en effet, c’est une manière de se conduire, de mener sa vie et de guider celle des autres, si cela vous incombe, autant que possible, en prodiguant conseils, encouragements et consolation, tant est inépuisable notre besoin d’être consolé.
Je ne dirai donc pas que c’est un ensemble de principes – ce qui serait terriblement abstrait, même si la sagesse affectionne de s’exprimer souvent en proverbes et en dictons qui parlent vite à l’intelligence – mais je dirai que la sagesse, c’est le regard attentif, lucide et bienveillant que je porte sur ces désirs qui habitent le cœur de l’homme – le mien et celui des autres –, désirs qui sont nombreux, indéracinables et parfois contradictoires…
La sagesse veille donc à les examiner, et même, mieux, à leur donner du crédit ou bien à les tempérer, les réformer, mais toujours les prendre en compte. Ainsi, à sonder ces désirs, la sagesse voudra scruter et assurer la vérité qui est l’assisse de ces désirs ; l’assurer, oui, car cette vérité est fragile, elle tremble d’incertitude souvent ; or il importe de lui assurer une durée, une fermeté autant que possible – sinon on n’est que fétu de paille balloté au gré des vents, vite exposé à se fermer, ou à s’affadir au risque de se dévoyer dans l’erreur ou de se corrompre dans le mensonge.
La sagesse a donc sa ligne de conduite, encore faut-il la tenir. Il y a donc, me dit saint Paul, deux sagesses, et qui sont inconciliables. On préfèrerait sans doute aujourd’hui parler d’éthique. Une éthique, c’est vrai, prend soin de baliser un chemin, dans le souci de réguler des choix et d’affermir des décisions. Mais la sagesse est moins cérébrale peut-être, elle a une saveur, une évidence à laquelle on est sensible ; une éthique est bien souvent un peu raide ; d’une sagesse, je dirai qu’elle est plus agréablement pâtissière…
Encore qu’il y ait donc plusieurs sagesses, si j’ai bien compris saint Paul, il y a celle des dirigeants de ce monde et qui mène tout droit à la destruction. C’est, ma foi, un choix comme un autre, mais qui repose bien souvent sur l’ignorance et se flatte de la réussite du court terme et de la satisfaction de l’immédiat.
Les exemples ne nous manquent pas sur la scène internationale : tenez, prenons l’exemple de ce dirigeant – je ne le nommerai pas, parce que cela déplairait à certains d’entre vous qui sont si fort épris de neutralité -, ce dirigeant dont on connaît le slogan : My homeland first, c’est simple, et même simpliste, et diablement – c’est le cas de le dire !- efficace. On est tenté de lui dire : oui, peut-être, mais les autres, quand même, vont-ils compter pour du beurre ? Ou alors, ils vont jouer à point nommé les seconds rôles et tu les aurais à ta botte ? Eh, l’ami ! tu ne feras que susciter le ressentiment et tu créeras de toutes pièces des adversaires qui te tiendront tête. Un homme, c’est fier, tu sais, et le rapport de force et la menace ne relèvent guère de la sagesse, il est permis d’en douter…
Une sagesse qui ait souci de la vérité est aux antipodes des manœuvres et des manies de ces dirigeants de ce monde, qui n’ont qu’un mot à la bouche : Moi d’abord ; ce qu’ils affectionnent, c’est l’affrontement pour parvenir à leurs fins ; ou bien alors, ils vont insinuer le doute, le soupçon, corrompre… La fourberie du mensonge, qui provoquera l’indignation et la colère qui déborde…
Ainsi va la sagesse du monde. Et puis, en face, il y a la sagesse de Dieu, celle que Dieu par l’Esprit – et l’Esprit scrute le fond des profondeurs de Dieu – nous a révélée ; et ne sont détenteurs de cette sagesse que ceux qui la recherchent, non pour se l’approprier, pour l’emporter comme si elle était l’enjeu d’un challenge ou d’un affrontement, qui la recherchent car elle est le fruit d’une clarté, la clarté de la vérité, de la vérité d’une parole donnée. Donnée et que je reçois, que je recueille, donnée parce qu’elle s’engage envers moi qui l’accueille.
Écoutez Jésus, et c’est exemplaire : lui n’insinue rien, histoire de semer le doute, d’éveiller le soupçon (comme le fit le Serpent fripon qui trompa la première humanité au Jardin des Commencements), ou bien de flétrir l’honneur d’un tel ou d’un tel. Il ne va pas chuchoter au creux de l’oreille, d’un air entendu. Il parle dru et net, en face, pas de biais, ce qu’il a à dire, il le dit en face. Son souci, c’est la perfection de notre humanité d’hommes.
Sa règle de vie, c’est très simple, vous l’avez entendue : « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux ». On écoute et on s’interroge : comment cela est-il possible ? Le pharisien, c’est le top de l’excellence, irréprochable, quasiment un professionnel de la perfection. Alors, le dépasser ? mais comment faire ?
D’abord, te dire que la perfection n’est pas comptable, elle n’est pas mesurable. À moins qu’elle ne soit clinquante, mais alors ta vanité y trouvera son compte, mais pas plus… Encore que, à être si voyant, si brillant, si manifeste, surtout avec cette Loi si pointilleuse, si vétilleuse, on se dit que tu dois cacher la poussière sous le tapis ! Tous ces détails, oh, oui ! ça cadre ta vie d’instant en instant, c’est peut-être confortable d’être ainsi téléguidé, pas de souci ni de problème de conscience à devoir faire des choix ; des scrupules, oui, peut-être, mais tu auras vite fait de mettre ça au fond de ta poche, et ton mouchoir par-dessus. Oui, je sais : hypocrisie, mais dites-moi, comment faire autrement si on veut avoir l’air respectable ?…
Et voilà que toi, Seigneur, tu nous incites à dépasser les scribes et les pharisiens ? Mais c’est démesuré, comment pourrais-je y arriver ? Et tu me réponds, en souriant : oui, c’est démesuré, mais c’est une démesure à ta mesure – c’est ce que mes disciples plus tard auront bien raison d’appeler : la sainteté !
Une démesure à ma mesure… Et Jésus insiste, comme le fait tout prophète : il redit incessamment la même chose, se préoccupe du même point décisif, mais chaque fois, à ainsi y revenir, il creuse, il fore de plus en plus profond. Et ce qu’il veut atteindre ainsi au plus profond de toi, c’est la source de la sagesse qui t’est donnée ; c’est la conviction que ton Dieu veut ton bien, que l’Évangile ne cherche pas à te leurrer, à te tromper, à t’égarer. Vois-tu, notre Dieu a une haute estime de toi, comme des autres – on se dit parfois que son point de vue est un peu hasardeux quand même – ; mais, vois-tu, c’est comme ça, Dieu te croit capable de dépassement des singeries des gens bien-pensants et bien-disants, il te croit capable de loyauté, et aussi de générosité et de grandeur – de grandeur surtout. C’est un instinct qui est en toi, mais il faut que tu le retrouves, parce qu’il a été étouffé par les habitudes médiocres et le goût de la facilité.
Un poète que tu devrais connaître, Christian Bobin (1) a dit : « La certitude d’avoir été un jour aimé, c’est l’envol définitif au cœur de la lumière ». C’est vrai, c’est le secret de la Sagesse, et l’Évangile ne se préoccupe de rien d’autre que de te faire plonger dans cette certitude-là, et là, tu seras inébranlable et invincible.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
15 et 16 février 2020
6ème dimanche du temps ordinaire (année A)
(1) Note du copiste : Christian BOBIN : né au Creusot en 1951, y a passé la majeure partie de sa vie dans une maison en pleine forêt ; poète et romancier, il est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages à travers lesquels transparaît sa personnalité. Prix de l’Académie française en 2016. Souvent inspiré par la foi chrétienne, il reste réticent envers l’Église et la liturgie. L’un de ses romans a été particulièrement célèbre, Le Très Bas (1992), consacré à saint François d’Assise.