« Avant moi il était […] et moi je ne le connaissais pas » – Jean 1,29-34
Père François Marxer
« C’est de lui que j’ai dit : celui qui vient derrière moi est passé devant moi, car avant moi il était ». C’est la deuxième fois que Jean le Baptiste redit ces mots-là qui doivent lui tenir à cœur à l’évidence, car c’est pour lui la meilleure façon de signaler et de désigner à ses disciples le Messie qui vient. Et cela dit, à bon entendeur salut ! surtout pour celui dont il veut parler et qui n’a pas pu ne pas se reconnaître dans ces quelques mots un peu cabalistiques, il faut l’avouer, mais dont il saura tirer les conséquences. Tu es le Messie, tu es là, alors qu’est-ce que tu attends ? Au fond, de la part du Baptiste, c’est un peu une façon de lui forcer la main.
En tout cas, Jean le Baptiste est loyal, il le reconnaît : « Je ne le connaissais pas ». Façon de dire aussi : je ne me doutais pas que c’était celui-là, venant de Nazareth, qui était le Messie, ça ne correspondait vraiment pas à ce que je m’étais imaginé.
Et c’est vrai, le Messie est toujours surprenant : on pense qu’il va fricoter dans les hautes sphères religieuses, qu’il va discuter ou débattre avec les prélats ; oh ! ce n’est vraiment pas son genre ; vous le rencontrerez bien plutôt arpentant un dimanche soir un chemin venant de Jérusalem et accompagnant deux voyageurs à la mine défaite ; ou bien vous le surprendrez, la nuit venue, en train de répondre aux questions d’un savant docteur ès Écritures, tout en lui faisant remarquer que, tout expert qu’il fût, il ne savait au fond pas grand-chose des choses de la vraie vie. Il prendra la parole dans la quiétude des campagnes ou bien sur le parvis des basiliques – mais, quant à rentrer dans la basilique, ce sera pour y jeter un regard soupçonneux et réprobateur sur toutes ces activités qui y grouillent et foisonnent, si peu préoccupées de la gloire de son Père. Vous aurez plus de chance à le trouver attablé et conversant avec des convives pas toujours recommandables. Que voulez-vous, il ne trie pas ses cartons d’invitation, et il s’entretient ainsi sans emphase de la beauté du monde, des fleurs des champs et des oiseaux du ciel, et de la bonté de Dieu et du Royaume qui vient.
Ainsi donc, il détonne, il surprend, et on se doute qu’avec lui, quand il est apparu, quelque chose va changer. Mais quoi ?
La formule de Jean Baptiste, et à laquelle il tient si fort : celui qui vient derrière moi, est passé devant moi, car avant moi il était, cette formule qui paraît une charade, une devinette, le laisse présager, car c’est bien plus qu’un amusement de l’esprit.
En effet, à considérer ce qui est ma vie, je sais – et je vois bien – qu’elle n’échappe pas à la tenaille du temps, du temps qui en fixe les limites, un avant et un après : il y a ma naissance et il y aura ma mort. Avant ma naissance, le monde allait son cours – sans moi – ; et après ma mort, le monde continuera à aller son cours, cette fois-ci sans moi.
Entre ces deux bornes s’étale la durée de ma vie qui fourmille de faits, d’événements plus ou moins importants, la plupart du temps minuscules, mais qui ont sur moi, pour moi, grand retentissement, d’autres au contraire très officiels et très officiellement répertoriés dans des chroniques, archives et documents. Et ces événements – appelons-les comme ça, même si nous estimons que c’est un peu exagéré, vu leur minceur -, ces événements qui impliquent ma présence, et ma présence active, agissante, mon action, m’introduisent dans le monde pour y vivre, y penser, y pâtir, y agir et y porter du fruit.
Or, nous dit Jean le Baptiste, voilà quelqu’un qui entre dans le monde autrement que nous, autrement que vous et moi, puisque, avant de naître, et avant que moi je naisse, il était déjà là, et quand moi je ne serai plus là, lui sera toujours là. L’évangile lui aura donné son nom propre qu’on a entendu à Noël : le Logos, ce qu’on traduit par : le Verbe. Et le Logos desserre l’étau, l’étreinte du temps, il y infuse sa lumière, il y ensemence son éternité.
Je vous dis cela, je songe à cela, mais ça n’empêche pas le tic-tac de l’horloge du temps de continuer à avancer, et c’est irréversible. Alors, devrais-je me résigner à avoir perdu la partie, à m’avouer vaincu, quoi que je fasse ?
Car entre les deux limites, ma naissance dont on peut célébrer, parfois avec une joyeuse emphase, la date anniversaire, et celle de ma mort, prévisible – elle aura lieu quoi que je dise et pense et fasse – et imprévisible pas moins – car quand arrivera-t-elle, je ne saurais le dire ni le programmer.
Entre les deux, se succèdent et s’enchaînent – j’y reviens – tous ces événements qui n’en sont guère, si anodins qu’on n’y prête même pas attention ; et si l’on n’a que cela dans son bilan, on est tenté de penser, de croire, qu’on a mené une vie bien ratée. Oh ! ils se répètent avec constance, avec insistance, d’un jour sur l’autre, et on est prêt à les dire insignifiants, à n’y voir qu’une ponctuation sans importance, mais l’évangile vient m’apprendre qu’il n’en est rien, que les choses que nous disons banales sont lourdes de densité et de profondeur au-delà de ce que nous jugeons. Sans doute sont-elles ordinaires, jamais exceptionnelles et rarement saintes comme telles, mais elles n’en conduisent pas moins, et de jour en jour, à la sainteté de la vie.
Si j’écoute bien Jean-Baptiste, je ne suis plus verrouillé dans les limites et la banalité de la vie que je mène. En effet, celui qui vient échappe à ces limites communes : il était toujours déjà là, avant de naître, et avant que je naisse moi-même, et il sera toujours déjà là, après moi, après que je serai mort. Et autant je ne puis m’abstraire de ces limites du temps qui dure et qui m’use (et il ne me sert à rien de rêver une jeunesse permanente), autant lui entre dans le temps en surplombant les limites du temps. Et à cause de lui, à cause de Jésus, je ne vivrai pas ce temps des quelques années qui sera le temps de ma vie – « soixante-dix en fait le compte, à quatre-vingts c’est un exploit », dit le psaume, « tant d’embarras pour de la peine et du vent ; bientôt c’en est fini et nous nous envolons » [Ps 90 (89)] – , je ne vivrai pas ce temps-là comme l’inexorable mécanisme qui me mène à ma déchéance, à ma chute ou à la cérémonie des adieux ou des regrets. Celui qui vient vient me donner la douce clarté de son éternité – et son éternité, c’est autre chose que l’immortalité ; l’immortalité, c’est le fantasme des mythologies anciennes, le privilège partagé des héros et des demi-dieux qui ne meurent pas ; or moi, je ne suis ni un héros ni un demi-dieu, je ne suis qu’un homme, mais à cause de Jésus, je vivrai le temps de ma vie, si courte elle me paraisse, si interminable elle me semble, comme un apprentissage, comme un banc d’essai de l’éternité.
Je sais, vous vous dites : d’accord, l’abbé, tout ça, c’est bien beau, ça vaudrait la peine, mais on est comme tout le monde, on ne peut pas ne pas penser, sans trop le dire, au cauchemar de la maladie qui vous abîme, qui vous détruit et défigure à petit feu – et qu’il n’est pas rare qu’on en finisse par douter qu’on a encore affaire vraiment à l’humanité dans ces vivants si visiblement déchus. Devant cela, devant cette évidence, que faire ? Eh bien, prendre l’évangile au sérieux, quand on s’est rendu compte que l’évangile ne vieillit pas, ne se détériore pas, qu’il est hors d’âge finalement (comme un excellent cognac, et mieux que fine napoléon), et pour autant que l’évangile infusera, imprègnera les heures ordinaires de notre vie ordinaire, nous y découvrirons des trésors que les mites n’abîment pas et que la rouille ne dévore pas, et ces trésors sont impérissables, et ces trésors ne sont qu’en nous. Marie Noël, qui ne savait que trop bien pour devoir s’en occuper, que les vieilles personnes sont « pleines d’ordre et d’habitudes et – ce qui est plus impérieux encore – de misères » [Notes intimes, Stock, 1998, page 118], notait à propos d’une dame atteinte sans doute d’Alzheimer : « Il y a bien autre chose dans une âme que sa lucidité. La lampe s’éteint dans la salle, mais l’or et les pierres précieuses demeurent dans les coffres obscurs » |ibid. page 127].
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse, 19 janvier 2020
2ème dimanche du temps ordinaire (année A)