Jour de Noël 2019 – Jean, 1
par le Père François Marxer
Hier soir, dans la nuit, nous avons entendu l’évangile de l’Ange éblouissant, une heureuse nouvelle que nous ont transmise les bergers, celle d’une grande joie qui sera celle de tout le peuple, et qui donc sera la nôtre à nous aussi : aujourd’hui nous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la ville de David : il est Christ, il est ce Messie promis et attendu, et il est Seigneur, qui est le titre même du Dieu d’Israël, il porte ainsi le Nom qui est au-dessus de tous les noms.
Et puis, ce matin, en écho à l’heureuse nouvelle, ce qu’une des premières communautés chrétiennes autour de Jean l’évangéliste, en aura retenu, et médité, ce qu’elle en aura approfondi et amplifié : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a demeuré parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité ».
Hier dans la nuit, l’événement, les faits que retraduisaient ces mots lourds de sens et de signification et d’histoire : Sauveur, Christ, Seigneur, trois mots qui ponctuent et renvoient à une expérience de longue durée, à une espérance qui n’est pas près de fléchir. Et ce matin, une autre façon de dire la profondeur de ce qui s’est engagé là et que voilà mis en lumière : le Verbe s’est fait chair – chair : notre condition d’humanité telle qu’elle est, sans exception, avec ses limites, ses nécessités, ses difficultés, ses angoisses, ses grandeurs et ses espoirs aussi, que nous connaissons si bien à les inévitablement éprouver. Reprenant une prière adressée de tout temps à Marie, un court poème redit cela admirablement :
Dieu,
Si petit en moi
Hors de moi si grand.
Jean-Pierre LEMAIRE (1) (Grains du Rosaire – Annonciation)
Mais je me demande : comment donc a-t-on pu passer du récit de ces événements sans doute peu ordinaires, inattendus même, à cette méditation de saint Jean, aussi simple que vertigineuse en sa profondeur : de l’évidence des faits, aussi étonnants soient-ils, à l’évidence du mystère, aussi bouleversant soit-il ?
Vous le savez, puisque nous faisons presque tous et couramment l’expérience de la vision : pour voir, il faut le regard des yeux, et puis aussi un objet à remarquer ou à contempler ; et, pas moins, de la lumière qui frappe cet objet et se renvoie vers l’œil qui regarde. Qu’en est-il pour nous en cet événement de Nativité ? Comment notre capacité de voir devient-elle, non pas voyance, mais vision, capable de scruter et de capter l’intime profondeur, l’énigme peut-être, le mystère certainement ? Quelle lumière nous aura-t-il été donné pour cela et d’où vient-elle ?
Pour les bergers, nous le savons : ç’aura été cet éblouissement fulgurant, soudain, et qui a de quoi faire peur, une apparition de Dieu, de l’invisible sous la figure de l’ange. Mais nous n’avons pas bénéficié de semblable expérience. Pour nous, c’est plus commun, plus discret aussi, ça doit avoir rapport avec ce que l’évangéliste déclare d’entrée de jeu, que le Verbe est la vraie lumière, qui éclaire tout homme venant dans le monde. Certes le monde ne l’a pas reconnu, et quand il est venu chez les siens – comprendre : les fidèles de l’Alliance, les gens d’Israël –, ceux-ci ne l’ont pas reçu. Ceux qui l’ont reçu et qui ont accueilli cette lumière de pure grâce qui ouvre à la vérité, ce sont les disciples.
Et quand l’ont-ils reçue, cette lumière, cette illumination ? Eh bien, c’est au soir de Pâques, quand Jésus, dans la clarté de sa Résurrection, leur remet l’Esprit-Saint : « Il souffla sur eux, dit l’évangile de Jean, et il leur dit : ‘Recevez l’Esprit-Saint’ ».C’est à ce moment-là qu’ils ont vu que cet homme d’exception sans nul conteste possible, cet homme délivré de la mort, puisqu’il est là, vivant, devant eux, sans que les traces de son supplice et de sa mort aient disparu, volatilisées, – non, elles sont bien là, c’est bien lui, et pas un autre, pas une hallucination, on a pu le toucher ! -, ils ont vu que cet homme-là est le Fils de Dieu, « le Fils unique, plein de grâce et de vérité », qu’il est « tourné vers Dieu » de toujours, et qu’il est Dieu… Et même, si vous vous souvenez de l’éva ngile de dimanche passé, où saint Matthieu nous raconte l’origine de ce Jésus, qu’il est Dieu-avec-nous : Emmanuel…
C’est l’illumination de l’Esprit qui leur a fait voir tout cela ; c’est à ce moment-là qu’ils auront pu dire, comme l’évangéliste Jean : « Il a demeuré parmi nous et nous avons vu sa gloire ». Ce ne sont pas là deux séquences qui se succèdent, la première cédant la place à la suivante. C’est le même événement, c’est le même mouvement en sa double profondeur : à la fois l’abaissement et l’élévation. L’abaissement : se défaire de l’éclat et de la majesté de la divinité pour épouser la chair – il s’est fait chair -, notre condition humaine avec son cortège de limites et d’angoisses, de peurs et de peines… L’élévation, l’exaltation, « Il est devenu bien supérieur aux anges, dans la mesure même où, nous dit l’ Épître aux Hébreux, il a reçu en héritage un nom si différent du leur ». Certes oui, les anges sont Séraphins, Chérubins, Principautés, Dominations, etc., mais lui, il est le Fils, le Fils unique, « qui est dans le sein du Père ».
Son abaissement coïncide avec son exaltation, car cet abaissement, loin d’être une perte, une diminution, lui fait acquérir, découvrir ce qu’il n’avait pas, tout Dieu et Tout-Puissant qu’il fût. Il ne savait pas la souffrance et la mort, il en était indemne ; eh bien, voilà maintenant qu’il sait, il éprouve ce que c’est, c’est une augmentation, c’est un déploiement de Dieu que son entrée dans la chair souffrante et désirante.
Marie Noël, notre chère Marie Noël, l’a admirablement compris, dans ce Chant de la Divine Merci, dont voici l’Introït :
Le Dieu qui créa la terre
Dans la nuit l’entend gémir.
Son enfant lui dit : « Mon Père,
Quand donc pourrons-nous dormir ?
Si le cri de votre ouvrage
Ne s’apaise pas un peu,
Je n’aurai pas le courage
D’être éternellement Dieu.
Père, ô Sagesse profonde,
Et noire, Vous savez bien
À quoi sert le mal du monde,
Mais le monde n’en sait rien.
Il marche, il ignore, il pleure…
Suis-je, moi-même ignorant
En Vous, Joie où je demeure,
Ce que l’homme va pleurant ?
Et c’est la prière du Fils :
Je veux, inclinant la tête,
Chercher à travers la mort
-La mort que vous avez faite –
Ce cri qu’il pousse si fort.
La mort que vous avez faite
Sans la goûter et qu’en bas
L’homme sait et que la bête
Sait, et que Dieu ne sait pas…
Ma grandeur à votre droite,
Ôtez-la moi, Père, afin
Que j’entre en la chair étroite
Où sont la soif et la faim.
Détournez votre visage.
Je pars. Je serai comme eux,
Un pauvre en bas de passage
Qui boira l’eau dure, ce gueux.
Et c’est donc la descente dans la détresse de l’abîme, qu’il faudra, comme Marie Noël le dit « mêler au mystère » de Dieu :
Ah, faites, immense Père,
Faites vite, Père obscur,
Ce que vous avez à faire,
Si vaste, si long, si dur !
Moi, je porte cette foule.
Je soutiendrai dans mes mains
Humaines d’où le sang coule,
Le poids de ces fronts humains.
Et voilà, le Fils revient vers son Père, lui désormais l’aîné d’une multitude de Frères, et sa prière est plus impérieuse que jamais :
Tenez vos portes ouvertes,
Pour que je ramène ici
Ces pauvres âmes désertes,
Et ces pauvres corps transis,
Préparez la grand’lumière,
Préparez le feu, la paix,
Pour que, sitôt la dernière
Sueur versée, à jamais,
Tous ensemble, eux, moi, Vous, comme
Des frères au même lieu,
Ils se reposent d’être homme,
Et nous, Père, d’être Dieu.
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
Jour de Noël 2019
Note du copiste : Jean-Pierre LEMAIRE, né le 18 août 1948 à Sallanches, a longtemps enseigné les Lettres modernes en classes préparatoires à Henri IV et à Sainte-Marie de Neuilly ; enseignant au Centre Sèvres, il est l’un des poètes français les plus lus à l’heure actuelle. Grand prix de poésie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre en 1999, il a publié ne dizaine de recueils de poèmes (principalement chez Gallimard).