Remue-ménage à Science Po : politique renouvelée, sociologie désarçonnée – Isaïe 11,1-10
Par le Père François Marxer
Isaïe, chapitre 11, et c’est encore plus extravagant, plus époustouflant que la semaine dernière où nous étions stupéfaits de la prophétie pleine de promesse du chapitre 2. Rappelez-vous : la prophétie nous pronostiquait la fin des conflits armés – eh ! on ne demandait pas mieux, on ne pouvait que se réjouir – sans trop y croire peut-être, soyons réalistes… – de cette montée unanime des peuples et des nations jusque là antagonistes et qui venaient en Sion pour recevoir une Parole de vie qui fasse Loi dans la vie de tout un chacun. Voilà donc pour la politique extérieure et les relations diplomatiques merveilleusement apaisées. On n’en revenait pas !
Maintenant, passons à présent à la politique intérieure, et la rue Saint-Guillaume(1) commence à s’agiter ou à se réveiller, comme vous voudrez ! car, cette fois, c’est encore plus fort, cette utopie fort sympathique, ce souverain – il faut le dire : d’exception – doté de toutes les vertus politiques : sagesse, intelligence, intuition, force, connaissance de la théologie – la pensée de Dieu reçue avec respect…, et qui exerce sa gouvernance avec justice, sans discrimination des petits et des faibles, soucieux d’équité sociale, et intraitable avec les mauvais et les pervers. Et tous les groupes sociaux, toujours soucieux de leurs intérêts ou même de leur survie, s’entendent bien, puisqu’on cessera de les paramétrer et de les budgétiser. On n’en revient pas, de ce tableau prodigieux d’une société à ce point apaisée parce qu’on se parle au lieu de communiquer, parce qu’on s’entend au lieu de faire semblant d’écouter, où on ne refuse pas d’éprouver ses émotions au lieu de patrouiller dans les algorithmes et les statistiques… Isaïe n’est pas loin de notre La Fontaine national et de ses fables animalières (mais où dominent la violence et la ruse), et c’est un bon moyen de faire entendre leçon à tous et à chacun sans fâcher ni vexer quiconque, car tous et chacun pourront se reconnaître ou se réclamer de tel animal ou bestiole qu’il brandit comme un emblème (comme, aux États-Unis, démocrates et républicains s’enorgueillissent de l’âne ou de l’éléphant !). Mais la merveille, c’est que ce bestiaire sera conduit par un enfant – on craint pour lui, ces fauves n’en feront qu’une bouchée, mais non ! c’est lui qui conduit de sûre gouvernance…
Ainsi donc, les Gilets jaunes quitteront leurs ronds-points en bon ordre et le CAC 40 cessera de faire son lobbying acharné à la Commission de Bruxelles pour plumer les concurrents. Poutine remballerait ses missiles et M. Trump deviendrait civilisé et Boris Johnson, honnêtement rasssurant… Pensez donc !…
Mais voilà ! nous ne lirons pas la prophétie comme Madame Soleil ou Geneviève Tabouis(2) qui pronostiquait le futur dans son célèbre « Et vous ne tarderez pas à apprendre… », parce que, entre temps, il y a eu le chemin d’Emmaüs où le Christ qui est homme au milieu des hommes et Dieu « béni éternellement au-dessus de tout » (Rom 9,5), nous aura lu dans les Écritures, la Torah de Moïse et les Prophètes, tout ce qui le concernait et qu’il nous aura ainsi clarifié ; et donc, c’est lui qui est notre Paix, comme le dit la Lettre aux Éphésiens (2,14) et nous confessons qu’avec lui, cette Paix est apparue « une fois pour toutes » – c’est l’affirmation de saint Paul aux Romains (6,10). Et cette pacification, oh ! certes bien fragile, est irréversible, elle est évangéliquement ensemencée en nous, les disciples, pour qu’elle porte son fruit, le fruit de la terre et du travail des hommes…
Oh ! je sais, l’objection est inévitable, on dira : tout ça, c’est bien beau, mais vingt siècles et plus de vie des chrétiens n’ont pas changé grand-chose, et même rien du tout. Ce n’est pas si sûr que ça ! Regardez, par exemple, la mise en place d’une justice internationale, certes souvent bafouée par des régimes qui ne veulent pas y souscrire et s’en exonèrent aisément, mais, malgré tout, l’impunité n’est plus la règle, et l’État ou l’individu qui aura transgressé les lois ou les conventions internationales, sera frappé du sceau de la culpabilité, voire de l’infamie, et cela compte en termes d’image, à quoi on est si attentif aujourd’hui…
….. Ne sous-estimons pas les efforts de la diplomatie internationale, et dans ce domaine, le Vatican, avec son réseau de nonciatures, ne néglige pas d’y prendre une part active. Déjà, à l’époque médiévale, l’Église de Rome avait œuvré pour tempérer l’ardeur bouillonnante d’une chevalerie avide de prouesses et avait instauré la paix de Dieu qui limitait les dégâts de la violence aveugle…
Et puis les mentalités changent, lentement, c’est vrai. On n’oserait plus afficher « Gott mit uns » de nos jours, même si Outre-Atlantique on décrète que Dieu est à nos côtés pour déclarer la guerre du Bien contre le Mal, ce qui a pour effet la réplique de la guerre sainte du djihad. On voit aussi, comme en Syrie, qu’à poursuivre la guerre, on ne fait que reculer pour mieux sauter et faire croître la haine qui nourrit le cycle infernal des revanches et des vendetta.
C’est toujours la boutade de Staline : « Le pape, combien de divisions ? » N’empêche, au risque de démentir cet ancien séminariste, c’est bien un pape, Jean-Paul II, et surtout un chrétien tenace et aguerri, Lech Walesa, qui ont fissuré l’inexpugnable massif bolchévique. Pour ne rien dire de l’opiniâtreté des protestants, pasteurs et fidèles, dans l’ex-R.D.A.. C’est là où on vérifie, avec étonnement, ce qu’affirme saint Paul aux Corinthiens (1,25) : « ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes ». On a pu parler d’une violence – et violence non violente – de l’amour, certes oui, mais en sachant que l’amour, ce n’est pas bisounours ni bisous-bisous, c’est l’intransigeante défense de la dignité et de la liberté de tout homme, un inconditionnel respect.
Dans la longue durée de l’histoire des hommes où tout semble revenir du pareil au même – ce qui est fort décourageant -, il y a un tournant, un tournant ineffaçable, c’est la Croix du Crucifié, et c’est irréversible, puisque nous avons entendu de nos oreilles humaines le pardon qu’il implorait pour les injustes qui l’avaient condamné et exécuté : et là, il brisait le cycle infernal des vengeances et il faisait imploser le paroxysme de la violence prévisible et inévitable. Ces quelques mots qu’il aura dits et qui changent tout, c’était manière de dire, de traduire « la connaissance de Dieu ». Isaïe entrevoit que cette connaissance de Dieu remplira le pays « comme les eaux couvrent le fond de la mer ». C’est inépuisable et irrésistible.
Autres images pour dire cette métamorphose : « le lionceau et le veau iront ensemble, conduits par un petit garçon », assurément ce n’est pas la loi de la jungle ! « Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage », habituellement, le lion n’est pas végétarien et il ne se priverait pas de dévorer le bœuf ! On comprend aisément : personne ne mangera plus personne, et chacun aimera son Dieu dont il a connaissance concrète, pratique, à penser, réagir et agir comme Dieu lui-même, et il aimera son prochain « comme lui-même ».
Chose étonnante : cet état du monde, c’est exactement celui de la création quand Dieu l’aura eu achevé : nulle violence, et plantes et toute herbe verte comme nourriture pour tous. Quand on lit cela dans le récit de la Genèse, on a l’impression que c’est un état de fait passé, et définitivement perdu, et dont on a peut-être la nostalgie : un conte de fée, quoi, une légende pour tout dire. Le monde réel n’est pas comme ça. Eh ! l’homme de la Bible n’est pas fou, il sait très bien comment se terminera la coexistence du lion et du bœuf, et que le petit garçon n’en mènera pas large à conduire le lionceau à la baguette. Ma is ce qui s’écrit dans le récit de la Genèse et qu’Isaïe reprend à son compte, ce n’est pas le passé enfui, c’est l’avenir qui vient. Pas improbable du tout, car l’auteur de la Genèse conclut : « Et il en fut ainsi », ça ne peut être donc remis en cause. Et Isaïe y tient, de son côté, puisqu’il redira les mêmes images, tout à la fin du livre, au chapitre 65 : « Le loup et l’agneau auront même pâturage, le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage, le serpent, lui, se nourrira de poussière. Il n’y aura plus de mal ni de corruption sur toute ma montagne sainte – dit le Seigneur », le Seigneur qui déclare : « Oui, voici : je vais créer un ciel nouveau et une terre nouvelle : on ne se souviendra plus du passé, il ne reviendra plus à l’esprit, car je vais recréer Jérusalem pour qu’elle soit exultation et que son peuple devienne joie ». Alors, nous qui montons à la montagne sainte de Sion, réjouissons-nous du petit Salomon qui conduit avec une douceur infinie le loup et l’agneau, le lion et le bœuf, le veau et le léopard.
Rueil-Malmaison, Saint-Pierre / Saint-Paul, 7-8 décembre 2019
2ème dimanche de l’Avent (année A)
Notes du copiste :
(1) c’est rue Saint-Guillaume à Paris que se trouve l’Institut d’Études Politiques de Paris (« Sciences Po »), au n° 27
(2) Mme Soleil (1913-1996): astrologue qui tenait un horoscope sur Europe 1 dans les années 1970-1993 et répondait aux questions des auditeurs désireux de connaître leur avenir
Geneviève Tabouis (1892-1985) : diplômée de la faculté des Lettres de Paris et de l’École d’Architecture du Louvre (auteur d’ouvrages sur Toutankhamon, Nabuchodonosor, Salomon), pénètre les milieux diplomatiques grâce à son oncle Jules Cambon, ambassadeur de France, alerte sur la montée du nazisme et sur le réarmement allemand ; réfugiée à Londres, puis aux U.S.A. , assure après la guerre des chroniques de politique étrangère dans plusieurs journaux, puis sur Radio-Luxembourg (« Les dernières nouvelles de demain » – 1945-1967), célèbre pour ses formules « Attendez-vous à savoir » et « Et vous ne tarderez pas à apprendre »…