Le Christ, Roi de l’univers – Luc 23, 35-43
Par le Père François Marxer
« S’il est le Messie de Dieu, eh ! qu’il se sauve lui-même »…. « Si tu es le Roi des Juifs, sauve-toi toi-même !… » On croirait réentendre, dans ces quolibets railleurs, ce que susurrait le diable qui, au tout début, au démarrage de l’évangile, était venu éprouver Jésus – Jésus qui venait de recevoir, au moment même de son baptême dans les eaux du Jourdain, la confirmation de sa dignité, de sa grandeur de Fils de Dieu, d’être le Bien-aimé en qui le Père trouve toute sa joie : c’est ce qu’avait fait entendre la voix venue du ciel, voix de « fin silence » comme il a coutume de s’exprimer, ainsi qu’il le fait à chacun de nos baptêmes : « Tu es mon bien-aimé, ma bien-aimée, en toi je trouve toute ma joie paternelle ! »
Mais le diable, le diviseur, celui qui fracture en instillant le doute, en provoquant l’hésitation, attendait Jésus au tournant (Jésus rempli de la douce présence messianique de l’Esprit), le diable donc : « Si tu es le Fils de Dieu, avait-il dit comme ça, comme en passant, si tu es le Fils de Dieu, eh bien, vérifions, qu’en est-il ? voyons voir ! montre-le moi, prouve-le moi… » Et cela par trois fois, en faisant chaque fois monter les enchères un peu plus. Et Jésus avait répliqué sobrement, sèchement, avec les mots de l’Écriture qui ne souffrait aucun doute, qui n’admettait nulle mise en cause. Mais la partie n’était pas finie : « ayant épuisé toute forme de tentation, notait l’évangéliste, le diable s’éloigna jusqu’au moment fixé ».(1)
Eh bien ! nous y voilà, à ce moment fixé, attendu et redouté et qui n’est pas moins celui de la plus grande détresse, de la défaite indiscutable : Jésus, te voilà cloué sur des traverses de bois, comme on cloue par vengeance un oiseau de mauvais augure sur une porte de grange : exorcisme de nos peurs. Et c’est vrai, ce moment fixé, c’est celui qui marque la fin d’un temps, le temps du mystère d’iniquité qui prospère et triomphe dans le monde des hommes – triomphe insolent et provisoire, et qui s’effondre, là précisément, sur la colline du Calvaire aux abords de Jérusalem. Fin d’un temps, et il n’y en a qu’un seul qui l’aura compris, ce condamné qui expire lentement, atrocement, à côté de Jésus et qui va lui dire ces mots formidables : lui, ce déchet, diront les bonnes gens, ce déchet aura saisi que ce moment est royal et que celui qui meurt à côté de lui, c’est Celui qui va venir pour dire à la terre entière, tremblante et médusée : « Voici que je fais toute chose nouvelle ! » C’est le moment du Jugement de la terre…
C’est ce moment-là où le diable se tient dans la coulisse pour réorchestrer le retour de la tentation. Mais il n’est plus seul à la manœuvre, il s’est assuré les loyaux services d’acolytes zélés, efficaces, pour harceler, démoraliser, humilier, celui qui meurt sur la croix : « Si tu es le Messie…. » – pourtant, Simon-Pierre l’avait bien confessé dans sa franchise paysanne : « Tu es le Christ de Dieu », avait-il affirmé tout de go : « Si tu es le Roi des Juifs… » – pourtant, c’est écrit noir sur blanc, une inscription officielle – certains manuscrits l’ont précisé : c’est rédigé en hébreu – langue religieuse -, en grec – langue commerciale -, en latin – langue administrative – : donc, c’est incontestable, et il sera souhaitable de s’en aviser, puisque toutes les puissances mondaines se sont coalisées pour le déclarer unanimement !
Mais non, la dérision a été la plus forte. Et je crois bien entendre sous ces ricanements mauvais, un abîme de désespoir qui se creuse sous les pas des humains, comme s’ils dansaient, guillerets, sur un volcan. Et Madeleine Delbrêl(2), dans son athéisme bravache, avant d’être saisie par le Christ, le dit sans ambages – elle a 17 ans : « Oui, je danse, mais je veux savoir que c’est sur un volcan. Près des volcans il y a des villas et des cabanes, des jeunes et des vieux, des génies et des imbéciles, des infirmes et des champions, des bien-aimés et des mal-aimés ; quand le volcan bave, il n’y a plus que du feu : comme on dit, on ne voit plus que du feu.
On est tous tout près du seul vrai malheur, est-ce que, oui ou non, on aura le cran de se le dire ? Le dire ? Mais pourquoi ? Même les mots, Dieu les a esquintés… »
Ici, dans l’évangile, c’est le même cynisme sarcastique : « Sauve-toi toi-même, toi qui en as sauvé d’autres !… » Comme si on pouvait se sauver soi-même, comme le baron de Münchhausen dans ce conte de Grimm, où ce baron loufoque sort du marécage où il s’enfonce en tirant sur ses propres cheveux ! Plaisanterie amère, bien entendu : nul ne peut se sauver soi-même. Et si vous jetez ce défi absurde, c’est parce que vous ne savez que trop que le salut, la vraie vie, ne peut venir de cette faillite où vous vous complaisez. Quelle promesse de vie pourrait détenir votre pouvoir arrogant, à vous, les chefs, les prêtres, les puissants ?
Et pourtant, c’est bien de ces citernes lugubres où vous végétez que fera irruption le salut à travers la mort dont vous ne vous accommodez que trop bien… Mais attendez, il vous faudra attendre le troisième jour.
Pour l’instant, serait-ce la victoire de l’Adversaire qui se consomme dans ces rires qui se gaussent : le désespoir coalise tout le monde à mots couverts. Il n’est que jusqu’à ce délinquant condamné, qui parle franc, sans détour : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ! » Et nous aussi ! Ces mots-là qui changent tout en dépit de cette rage qui rugit de désespoir. Mais le condamné, dans sa colère dit vrai : « et nous aussi !… »
C’est peut-être vrai, mais c’est quand même mal venu, de quel droit oses-tu t’adresser au Messie de cette façon ? Son compagnon de destin et de misère le lui rappelle pour le recadrer : pour nous, c’est juste, mais pas pour lui ; et il aurait pu ajouter comme le dira Pierre au début des Actes des Apôtres : « Il a passé partout en faisant le bien… »
Et c’est à ce moment-là que nous entendons la plus étonnante confession qu’il ait jamais été permis d’entendre, la confession de l’homme en détresse, la confession de l’homme détruit, la confession de la foi impossible : « Jésus – oh oui ! voilà toute la différence, il appelle le Messie qui expire, là, à côté de lui, il l’appelle par son nom : quelle proximité, quelle intimité entre ces deux croix qui se voisinent… étrangement bâti, ce premier confessionnal de toute l’histoire ! – Jésus !… et il lui adresse cette prière, cette demande improbable : « Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume… »
Et que lui répond Jésus, souffle écourté, halètement d’un dernier effort : « Amen je te le dis – promesse paisible et solennelle – aujourd’hui, avec moi tu seras dans le Paradis ».
Aujourd’hui ! ah, cet aujourd’hui, nous l’avons combien entendu résonner au cours de l’évangile : déjà au tout début, au moment de la prédication à la synagogue de Nazareth, et Jésus, après avoir lu les promesses heureuses du prophète Isaïe, commente : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre », et ainsi démarre l’épopée de l’heureuse nouvelle, l’évangile. Aujourd’hui, c’est le temps de Dieu, le temps de l’accomplissement, comme le disait mon oncle François dans ce qui aura été sa dernière prédication à ses paroissiens de Lorraine – et il est mort quelques jours après ; tout cela, je vous l’avais rappelé à vous, Rueillois, fin janvier. Cet Aujourd’hui à nouveau a retenti dans la maison de Zachée, il y a quelques dimanches, un Zachée rayonnant, revigoré par la présence de Jésus qui déclare : « Aujourd’hui, le salut est arrivé dans cette maison ».
« Aujourd’hui, tu seras avec moi ». Avec moi : saint Paul ne saura dire autrement quand il nous dira l’heureux sort qui sera le nôtre après notre mort, nous qui avons tenu bon dans les épreuves : « nous serons pour toujours avec le Seigneur ». Et pour le bien comprendre, écoutez ce que m’a rapporté mon ami missionnaire Krystof Zielenda, un Oblat de Marie Immaculée originaire de Pologne. Nous sommes dans les années 60, au Nord-Cameroun, dans une petite mission où Krystof est diacre. Samedi Saint, veille de Pâques, on attend paisiblement la grande Vigile de la nuit de la Résurrection. Soudain, dans le lointain, un petit nuage de poussière sur la piste nous signale que quelqu’un vient à la mission, et à son allure on pressent que c’est un vieil homme, qui ne va pas très vite. Et, de fait, c’est un vieil homme qui arrive ; et le Père lui demande après l’avoir salué : « Que veux-tu donc ? » …..
….. Et le vieil homme de répondre : « Dans mon clan, dans ma famille, ils disent tous que, quand ils seront morts, ils se retrouveront tous ensemble avec Jésus. Et moi, je suis vieux, je vais mourir, et, après, je ne veux pas être tout seul ». Et aussitôt le Père lui répond : « Eh ben, c’est bien, tu seras baptisé cette nuit ». Mon ami Krystof ne cache pas sa surprise devant un catéchuménat, disons, aussi rapide ; et le Père de répliquer : « Mais que veux-tu que je lui apprenne encore ? Il a tout compris : le salut, la communion des saints, la vie éternelle ! » Oh oui, dans ton Royaume, « souviens-toi de nous, Seigneur, quand tu seras entré dans ton Royaume ».
Rueil-Malmaison, Saint-Joseph de Buzenval
24 novembre 2019
Fête du Christ, Roi de l’Univers
Entrée de catéchumènes dans l’Église