Zachée, le saint filou – Luc 19, 1-10
Par le Père François Marxer
C’est extravagant, ne trouvez-vous pas ? Il y a deux jours, nous fêtions joyeusement la communion des saints, la communion de tous les saints, dont nous espérons bien, nous tous chacun, faire partie quand même un jour ou l’autre ; et voici que, dans le sillage de la Toussaint, l’on nous présente – délicieuse ironie du calendrier – un saint d’un genre un peu spécial, saint Zachée, un saint qui est un filou patenté, qui est de la même race que ce publicain qui, dimanche dernier, n’osait s’avancer et restait au fond du Temple pour demander : « Apaise-toi envers moi, Seigneur, car, je ne le sais que trop bien, je suis un pécheur ». Avec Zachée, pas du tout, pas le moindre acte de contrition, mais de l’excès, dans un sens comme dans l’autre.
Excès de la crapule, pourquoi se le cacher ? Si on en juge par les bonnes dispositions dont il fait preuve soudain – et il n’y va pas par le dos de la cuiller : « la moitié de mes biens aux pauvres, et je rembourserai celui que j’ai lésé quatre fois plus » -. Mazette, on se dit que sa fortune doit être colossale, sans doute accumulée grâce à de petits arrangements entre amis et une réévaluation très personnelle des taux d’imposition, puisque ce monsieur s’occupe de fiscalité, et la fiscalité lui est dont très avantageuse !
Excès pas moins de sa générosité, pas moins prodigieuse : je viens de dire les dispositions qu’il s’apprête à prendre, avec empressement, l’empressement de la joie qu’il ressent à recevoir Jésus qui vient demeurer chez lui, un pécheur, et un pécheur notoire, un pécheur public carrément. Mais, et là l’étudiant en droit qui s’intéresse à l’histoire des législations et des pratiques émet quelques doutes, ces taux de générosité, à tout le moins exorbitants, sont-ils autorisés, ne sont-ils pas plafonnés ? Zachée, qui ne s’embarrassait pas des procédures légales jusqu’ici semble-t-il, ne s’en préoccupe guère pas plus à présent.
Au premier siècle, en effet, la législation juive interdit de consacrer à la charité plus du cinquième de son patrimoine. La prodigalité, surtout excessive, est donc mal vue. Si bien d’ailleurs que le conseil évangélique de « vendre tous ses biens » a bien peu de chances d’être appliqué. En droit romain – autre alternative – il était interdit de déshériter ses propres enfants (sauf si on les reniait, ce qui était la dernière extrémité), et on sait que le droit français, aujourd’hui encore, maintient la part des héritiers réservataires et l’usufruit du conjoint à l’abri de telles libéralités. Donc, en droit, la charité de Zachée est nulle et non avenue. La moitié de ses biens aux pauvres, ça ne marchera pas. Il s’en rendra compte plus tard, au moment de passer à l’action. Mais au fond, que voulait-il faire ? « La moitié de mes biens » : voilà une formule qui résonne étrangement en connivence avec la promesse un peu exaltée du roi Hérode, séduit, fasciné par la danse voluptueuse de Salomé, sa quasi belle-fille : « Demande-moi, et je te donnerai jusqu’à la moitié de mon royaume ». Excès là aussi de la passion, et d’une passion déréglée.
« La moitié de mes biens », c’est excessif, c’est vrai, et même irréalisable (peut-être tout autant que le si ambigu « Aimer, c’est tout donner, et se donner soi-même », que nous chantons de si bon cœur !), mais Zachée prend cette décision, non pas par pénitence, non pas par ascèse, pour tourner le dos à son ancienne vie, mais pour partager. Il ne s’agit donc nullement d’exalter la pauvreté du pauvre, pour ne pas dire, le plus souvent, sa misère. Il faut au contraire qu’il n’y en ait plus parmi nous, même si, comme Jésus le prophétisera avant sa Passion pour répondre à la remarque désobligeante de Judas critiquant la somptuosité prodigue de ce parfum précieux que Marie répand sur la tête de Jésus : « Des pauvres, dit-il, vous en aurez toujours avec vous, mais elle, cette femme, a fait cela en vue de mon ensevelissement, et on parlera de ce qu’elle a fait partout où l’Évangile sera annoncé »(1). (Comme quoi, les femmes savent mieux s’y prendre en matière de générosité et de délicatesse intelligente !)
Donc, nous a dit saint Matthieu avant-hier, dans l’évangile des Béatitudes, ce qui est exalté, c’est la pauvreté d’une disposition profonde – la pauvreté de cœur – qui va avoir sa traduction, qui va se monnayer dans tous les domaines de la vie : le désir de justice, la pureté du cœur, le goût de la réconciliation, le souci de l’apaisement…
…. Et c’est, pour Zachée, comme pour chacun qui relève ce défi, renoncement violent – oui, violent – à soi-même, un renoncement qui transforme, avant même de donner quoi que ce soit, les relations concrètes qui commencent à s’ouvrir à l’hospitalité : ainsi a fait Zachée en descendant vite (j’insiste : vite, sans discuter, sans négocier) de son arbre pour recevoir cet Hôte inattendu…
Et quand Zachée nous annonce qu’en cas de fraude, il rendra quatre fois plus, il pourrait s’arranger avec le droit romain : ce serait plausible. Mais du côté de la législation juive, de la Torah, il aurait quelque difficulté : n’était demandé que d’ajouter un cinquième en plus du bien restitué (Nb 5 ; Lev. 5,21-24). Mais, ma foi, il aurait pu invoquer une disposition d’Exode 21,37, qui requérait de restituer cinq bœufs pour un volé ou quatre moutons pour réparer le préjudice. Mais je doute que la fortune de Zachée – un homme de la ville – ait consisté en un cheptel opulent. Son enrichissement provient de pratiques abusives et de commissions occultes : qu’il change son éthique professionnelle (si je puis dire !), c’est toute la profession qu’il met en péril.
Conclusion : assurément Zachée a bon cœur, il a soudain la spontanéité d’un enfant qui ne regarde pas à la dépense, mais qui va se heurter au mur du réel bardé de législation. Si on lui faisait passer un examen à la faculté de droit, sûrement il devrait compter sur l’indulgence, la très grande indulgence, du jury ; en revanche, question accueil et hospitalité, trois, voire cinq étoiles sans peine, et peut-être aussi – car Jésus sait se tenir à table – trois ou quatre macarons. Bref, saint Zachée (lui, le juste parmi les injustes) est un filou indiscutablement sympathique et un saint drôlement amusant. De quoi provoquer notre empathie immédiate, voire notre admiration fraternelle, même si nous serions plus prudents à distribuer nos libéralités aux œuvres et associations qui, sans cesse, assiègent nos boîtes aux lettres, en nous répétant qu’avec le reçu fiscal, ça ne nous coûtera que tant !… Du gagnant/gagnant !
Ce qui nous le rend proche et ce pour quoi nous serions prêts à lui ressembler, c’est sa franchise. Il ne s’embarrasse pas de détails, ni de fatalité sociale, ni de son quant-à-soi : tout le monde le regarde de travers, qu’importe ! ce petit bonhomme rondouillard n’a qu’une idée en tête : voir qui est Jésus, en avoir le cœur net avec ce Jésus dont tout le monde parle. Parce que Jésus n’est pas comme les zélotes, un politique qui prêcherait la libération de toute puissance étrangère, des troupes d’occupation, des invasions du dehors. Non, ce Jésus, il parle de liberté, d’une liberté retrouvée par tout le monde, les Juifs, les Romains aussi, les Samaritains aussi, pourquoi pas ? Pas de sélection, pas de conditions. Et Zachée se dit : et peut-être aussi pour les publicains, pour la racaille de mon espèce ? Il faut que je vérifie, je verrai ça du premier coup d’œil. Et donc, ce petit nabot fiscaliste de grimper dans son sycomore, peu importe si on me voit et si on rigole, j’ai l’habitude ; mais là, excellent poste d’observation…
Et Jésus s’arrête pile sous son perchoir : « Zachée, descends vite… » Vous avez remarqué, il l’appelle par son nom, il n’est donc pas un individu, un quidam interchangeable, c’est lui, bien lui, pas un autre, qui est en cause. Jésus l’appelle par son nom, comme il m’appelle par mon nom, il a scruté la foule des humains, des anonymes, pour jeter son regard sur moi. Et il m’a dit, presque en riant : « Descends donc vite ! Qu’est-ce que tu fais là-haut, dans les hauteurs, pour me voir, pour me trouver ? Mais moi, je me trouve en bas, au niveau des pâquerettes. C’est là où tu habites, dans ta demeure de tous les jours, que je veux me trouver et que tu me trouveras. Ta demeure, ce sera ma demeure si tu m’y accueilles… » Et nous demanderons donc, nous tous chacun : saint Zachée, priez pour nous.
Rueil-Malmaison, 3 novembre 2019
Sainte-Thérèse
31ème dimanche du temps ordinaire (année C)
- Note du copiste : voir Mt 26,6-13 et Jn 12,3-8