Les Béatitudes, chemin de vie – Matthieu 5, 1-12
par le Père François Marxer
« Voyant les foules, Jésus gravit la montagne : il s’assit et ses disciples s’approchèrent.
Alors il ouvrit la bouche et il les enseignait… »
Et va suivre ce long enseignement, complet et audacieux – trois bons chapitres qui serviront d’armature à quiconque veut suivre le chemin de sagesse et de sainteté ouvert et expérimenté par Jésus lui-même, cet enseignement que nous connaissons sous le nom de Sermon sur la Montagne…
Jusqu’ici, Jésus a très peu parlé : quelques phrases, certes déterminantes, au gré des rencontres et des circonstances, rien de construit ni d’achevé, comme des pierres blanches semées sur des chemins de vie : à Jean le Baptiste qui proteste quand il lui demande d’être plongé dans le baptême des pécheurs : « C’est moi qui aurais besoin d’être baptisé par toi », et Jésus de lui répondre : « Laisse-moi faire. Il convient que nous accomplissions toute justice ». Ensuite, c’est au diable qu’il va répliquer, le diable qui tente d’exciter les instincts de l’animalité qui habite tout être humain, tendances basses qui incitent à se défier de Dieu ; et par trois fois, à ces trois tentatives il réplique sèchement en citant les mots de l’Écriture dans le Deutéronome. L’épreuve passée, traversée, il parcourt son pays galiléen en proclamant à qui veut bien l’entendre : « Changez de vie, convertissez-vous, le Royaume des Cieux est tout proche » et, chemin faisant, il hèle quatre artisans pêcheurs : « Eh ! venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d’hommes ».
Donc, en amont, peu de prises de parole, mais à présent, ce qui aura mûri dans ces étapes marquées de ces brèves interventions, se livre tout soudain, car les circonstances sont tout autres. Les foules ont entendu l’Annonce, la belle annonce du Royaume qui vient, elles sont là. Jésus n’est plus seul, environné qu’il est d’une nappe de silence, les foules le suivent et lui les embarque tous dans la belle Aventure. Il gravit la montagne, il s’assoit comme le Maître de vérité que tous reconnaissent et attendent. Lui les regarde, et il les reconnaît, il scrute les visages tendus vers lui, et il les énumère pour n’en oublier aucun : il y a les pauvres au cœur sincère, il y a ceux qui pleurent et ceux qui ne sont que douceur ; il y a ceux qui ont faim et soif et désir d’être justifiés, il y a les cœurs de miséricorde et les cœurs de grande pureté, et puis aussi ceux qui œuvrent à réconcilier et à pacifier, et enfin ceux qui peinent et qu’on entrave et qu’on empêche et qu’on pourchasse. Le déroulement des siècles de l’humanité est là, sous son regard, avec son poids d’épreuves et de désirs et d’espoirs…
Jésus gravit la montagne. À suivre l’itinéraire de la vie de Jésus selon Matthieu, celle-ci, celle de la Parole heureuse, de la Parole vraie, est la première. Au gré de l’histoire, une autre se dressera : c’est le mont de la Transfiguration, Révélation de l’accomplissement du monde en Dieu tel que l’annoncent les Écritures, l’histoire et la prophétie ; et enfin, après la Résurrection, cette hauteur où le Ressuscité convoque ses Apôtres pour leur donner ce qui sera désormais leur feuille de route missionnaire : c’est la montagne de la Mission.
Mais pourrions-nous oublier – ce n’est pas une montagne, certes, ni même une colline, à peine un tertre, un monticule – le Golgotha, ce mont de Calvaire aux portes de Jérusalem ? Et ce souffle de liberté que tous respirent au mont des Béatitudes, n’est-il celui-là même que le Crucifié répand sur les hommes qui sont là, à regarder, à se moquer, à s’affliger, au moment où il ex-spire ?…
Jésus gravit la montagne, entouré de silence, comme Moïse avait gravi la montagne de Dieu, qui tremblait du fracas et des tonnerres de l’orage du Tout-Puissant. Le peuple d’Israël était resté au pied de la montagne, terrorisé d’effroi et ne voulant pas entendre ces mugissements terrifiants de la Présence divine. Ainsi Dieu s’était-il présenté au peuple qu’il avait choisi, lui, le Redoutable, et le peuple tremblait… Ensuite, déjà avec Élie, replié sur la montagne de l‘Horeb, Dieu avait renoncé à ce grand spectacle d’ouragan et de tremblement de terre, et n’avait fait entendre qu’ « une parole de fin silence » (1R 19) pour signifier sa Présence.
Avec Jésus, sont confirmées la fin et l’inutilité des effets spéciaux. C’est dans le silence d’une nature apaisée et accueillante que le Fils de Dieu fait entendre sa voix humainement humaine, saintement humaine… On comprend que, douze siècles plus tard, l’autre Christ comme on l’appellera, le Poverello, le pauvre d’Assise, François, prêtera sa voix de chantre et de poète au silence bienveillant de la nature, du cosmos :
« Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire frère Soleil,
Par qui tu nous donnes le jour, la lumière : il est beau, rayonnant de grande splendeur […]
Loué sois-tu pour frère Vent, et pour l’air et pour les nuages, pour l’azur calme et tous les temps […].
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Eau, qui est très utile et très humble, précieuse et chaste.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Feu, par qui tu éclaires la nuit :
il est beau et joyeux, indomptable et fort.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre qui nous porte et nous nourrit,
qui produit la diversité des fruits avec les fleurs diaprées et les herbes,
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi,
qui supportent épreuves et maladies : heureux s’ils conservent la paix,
car, par Toi, le Très-Haut, ils seront couronnés.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle, à qui nul homme vivant ne peut échapper |…] ;
heureux ceux qu’elle surprendra faisant ta volonté, car la seconde mort ne pourra leur nuire…. »
Ce Cantique des Créatures, que je me suis laissé aller à vous citer beaucoup plus que je ne l’avais envisagé, c’est au fond, dans cette musicalité que lui a donnée saint François, le Chant du silence de la création qui répond au chant des Béatitudes. La création, qui est plus qu’un environnement qu’on organise, exploite ou saccage, qui est une nature qui nous soutient et nous nourrit au corporel et au spirituel, comme l’a rappelé, avec quelle forte insistance, le pape François dans son encyclique Laudato si’ (justement !). Ce cantique, c’est, à la suite du Cantique des trois enfants, au livre de Daniel, c’est la prière de louange de la Terre qui est sainte : c’est l’évidence reconnue avec gratitude de la sainteté de la Terre, car la Terre est sainte, pas seulement dans les arpents et les hectares de la Palestine à l’entour de Jérusalem, mais partout où les hommes se font les interprètes de sa louange silencieuse. Là où je rends grâce à Dieu, c’est la Terre sainte.
C’est la Terre où sont sanctifiés les Vivants, ces humains qui, quoi qu’il en soit des déboires, des malheurs ou des catastrophes qu’ils doivent affronter, ne cèdent pas sur leur désir de justice ni ne renoncent à l’action de grâce. Cette terre est la terre des vivants, celle où le psalmiste, le priant de la Bible, souhaite tant demeurer ; j’insiste : « des vivants ». Et là, voyez-vous, nous devrions améliorer la traduction de l’en-tête de ces Béatitudes, ou plutôt de ces Bénédictions de Jésus : on a l’habitude de dire : « Heureux, etc. » ; la traduction est ambiguë, serait-il question de bonheur, d’une recette de bonheur, de félicité, invitation à l’épanouissement de soi ? À lire les propos de Jésus, c’est peu plausible. En revanche, bien plus juste me paraît l’équivalence qu’aura donnée un savant, Elian Cuvillier (1), professeur à Montpellier, de ce mot difficile : « Vivants, oui, vivants, les pauvres qui le sont vraiment, pas de façade, au fond d’eux-mêmes, vraiment ! Vivants, oui, ceux-là, et tout le cortège de la Communion des saints qui les suivent ». Ah ! puissions-nous être comptés dans cette cohorte des Vivants !
Rueil-Malmaison, 1er novembre 2019
Fête de la Toussaint
Notre-Dame de la Compassion
- Note du copiste : Elian Cuvillier, pasteur de l’Église Réformée de France, exégète et théologien, né en 1960 ; professeur à la faculté de théologie protestante de Montpellier