La prière du publicain et du pharisien – Luc 18,9-14
par le Père Marxer
Dimanche dernier, c’était un petit bout de bonne femme, pas pleurnicharde pour deux sous, mais intraitable, que dis-je ? enragée dans son désir de justice, qui s’obstinait sans faillir dans sa prière à un juge pourtant on ne peut plus mal disposé : « Rends-moi justice contre mon adversaire ». Et elle avait fini par avoir gain de cause, car, en dépit des apparences – une veuve, vous parlez ! quelle importance ! du fretin négligeable, à ranger parmi les invisibles de l’histoire… C’était une femme puissante qui n’entendait pas céder sur son désir de justice. Elle était habitée par son désir et sa prière était inlassable. Seigneur, nous avons bien compris la leçon: pas question de se décourager dans la prière, même quand ça ne répond pas, semble-t-il.
Et ce jour d’hui, toujours la prière ; mais là, ce sont deux hommes qui entrent en scène, d’un côté le paroissien de longue date (pas mécontent de lui-même, reconnaissons-le), et l’individu qui débarque tout à trac dans le paysage, qui n’a pas les usages et bonnes façons de faire, qui bredouille tant bien que mal et qui n’a rien d’autre à présenter, lui, le collabo, un peu escroc à ses heures, rien d’autre à présenter que l’inavouable de sa profession bien établie.
Au fond, avec lui, nous pourrions vérifier combien juste est cette remarque d’un écrivain du premier XXème siècle, un rien oublié de nos jours, mais qui fut de l’Académie, Edmond Jaloux(1) : « Penser à prier sans pouvoir prier, c’est déjà le faire – et c’est peut-être plus difficile que de le faire sérieusement, et peut-être aussi, mécaniquement. Cela dénote un désir plus profond, un besoin d’autant plus insatiable que rien ne le vient apaiser. » Nous avons bien saisi : un désir profond, insatiable, que rien ne vient apaiser, voilà l’essentiel.
Ce publicain, ce gabelou, ce péager, que dit-il dans sa prière pas-comme-il-faut-selon-les-normes ? « Montre-toi favorable, sois propice au pécheur que je suis ». Ça ressemble beaucoup à la supplication du serviteur d’une autre parabole, menacé pour surendettement : « Sois patient envers moi, implore-t-il, je te rembourserai tout ». Et le maître va le relaxer de tout ce fardeau.
Ici, de même, je vois que notre gabelou ne s’effondre pas en regrets plus ou moins sincères, ni même en remords accablés ; non, simplement, loyalement, il reconnaît la situation : « Je suis un pécheur, c’est ainsi, il n’y a pas de quoi désespérer, mais il faut que tu m’aides à m’en sortir. Oh oui ! je suis endetté si on regarde la Loi et les bonnes manières et les bonnes façons de faire et de vivre. Tu as de quoi être en colère contre moi, mais, de grâce, apaise-toi envers moi ! »
« Je suis un pécheur » : je note que c’est ce que notre pape François avait répondu lors de son premier grand entretien donné aux revues jésuites, peu après son élection : « Qui êtes-vous, pape François ? » lui demandait le journaliste, et lui de répondre : « Je suis un pécheur, et, ajoutait-il, un pécheur pardonné ». Ce qui n’empêchait pas, autre aveu, et l’on n’avait qu’à bien se tenir : « Je suis furbo, rusé, malin. »
« Je suis pécheur », dire cela, ce n’est pas tellement dire : je suis coupable, mais bien plutôt : je n’y arrive pas, je ne suis pas à la hauteur, j’ai mes défaillances – je les connais trop bien, ça me revient sans cesse à la figure, parce que je suis en déficit. Je suis faillible, mais tout n’est pas perdu. Il faut que tu sois patient et ce serait bien que tu me donnes un coup de main. Coupable, oui, sans doute un peu, je ne marche pas toujours dans les clous, mais je suis avant tout capable…
Je suis pécheur : est-ce vraiment question de culpabilité ? oui, d’une certaine manière, mais avant tout, c’est une question d’insuffisance, de capacité inaccomplie, en friche, désordonnée peut-être bien. Mon comportement est en jeu, public et secret tout autant, pourquoi se le cacher ?
Mais c’est surtout la façon dont je suis constitué, dont j’ai été façonné, dont j’ai bourlingué, et je dirais alors comme le roi Salomon dans sa prière au livre de la Sagesse ; « Ne me retranche pas du nombre de tes fils : je suis ton serviteur, le fils de ta servante, un homme frêle et qui dure peu, trop faible pour comprendre les préceptes et les lois. Le plus accompli des enfants des hommes, s’il lui manque la sagesse que tu donnes, sera compté pour rien…. Elle connaît ce qui plaît à tes yeux, ce qui est conforme à tes décrets. Des cieux très saints, daigne l’envoyer, fais-la descendre… qu’elle travaille à mes côtés et m’apprenne ce qui te plaît. Car elle sait tout, comprend tout, elle guidera mes actes avec prudence et me gardera par sa gloire » (Sag 9, 4…11).
Cette prière du roi Salomon – personnage haut-de-gamme – fait écho, selon moi, à celle du gabelou – pourtant le bas du panier et de l’échelle sociale. Oh certes, les mots du publicain, ce n’est pas léché et raffiné comme la supplication de Salomon, parce que c’est le jaillissement spontané de la supplication d’un homme atterré de ce qu’il est et qu’il voit bien et qui lui fait honte.
Ce qui n’est pas le cas du paroissien de vieille souche : lui, honte ? Mais de quoi ? Il n’est pas comme ce forban de publicain, un collabo éhonté, qui fricote pour arrondir son magot en rackettant ses compatriotes. Lui, non, il n’a rien à se reprocher, il est satisfait de lui-même, il se présente et décline ses mérites et ses vertus, des tombereaux ! Il est un bon petit soldat obéissant à la Loi, il paie son denier du culte rubis sur l’ongle, et il n’est pas comme ces pouilleux, adultères, injustes, voleurs… Il n’est pas comme notre petite sainte Thérèse qui, elle, voulait arriver devant Dieu « les mains vides », car, elle le savait bien, «toute notre justice est tachée, salie ». Mais non : lui, il est fier de ce qu’il est (au point, l’expression un peu familière et fort imagée était de mon supérieur de séminaire à Nancy, au point de « se mettre le trou de b…. en cor de chasse »). Et lorsqu’il arrivera à la frontière du Royaume de Dieu, il baissera fièrement la vitre de sa voiture carrossée de vertus pour affirmer presque avec emphase et sûr de lui : « Rien à déclarer ».
Le publicain connaît où il en est, et ce qu’il est : il ne triche pas et ne cherche pas à se justifier ou à trouver des excuses ou des circonstances atténuantes : « Apaise-toi envers moi, je sais bien où j’en suis, mais tout n’est pas perdu, aide-moi donc ». Et Jésus conclut ainsi sa parabole : lui, ce publicain, est reparti chez lui, justifié, approuvé par Dieu : « Oui, j’approuve ta démarche, je ne vais pas me mettre en colère, car tu es loyal, tu n’essaies pas de mentir ni à moi ni à toi-même ».
Quant à l’autre, ce pharisien, ce parangon de vertu, irréprochable, si fiérot de proclamer à la douane : « Rien à déclarer » (remarquez : là, il a raison, il n’a rien à déclarer, parce que sa vie est nulle, vide, creuse, pas de substance, pas de chair, aucun désir vrai !), ce pharisien, Dieu ne le justifie pas, d’ailleurs pourquoi le ferait-il ? Il n’en a pas besoin, puisque cet homme se justifie lui-même, fort content de lui-même, puisqu’il a coché toutes les cases du questionnaire du parfait croyant. Pourquoi demanderait-il à Dieu de l’approuver, puisqu’il s’approuve lui-même ? on n’est jamais si bien servi que par soi-même, n’est-ce pas ?
Le problème pour nous tous, vous comme moi, c’est que, même si nous ne sommes pas aussi naïfs que le pharisien à dérouler le catalogue de nos mérites et de nos perfections, intérieurement nous serions prêts à penser que nous ne sommes pas si mal que ça, tout compte fait, surtout si on compare aux autres hommes qui ne sont guère brillants. On ne voudrait pas être le Pharisien, et pourtant c’est bien sa place qu’on occupe. Et on n’est pas le Publicain le moins du monde, on ne va quand même pas s’inventer un casier judiciaire pour avoir le beau rôle ! Alors, que faire ? Il nous reste à imiter sa prière, sans tricher ni mentir, être vrai, ce n’est pas facile, car au fond nous sommes tous injustifiables et, pourtant, nous sommes justifiés, approuvés par Dieu ! Eh ! ce n’est pas facile de digérer la grâce !
Rueil-Malmaison, 26-27 octobre 2019
30ème dimanche du temps ordinaire (année C)
Sainte-Thérèse
(1) Note du copiste : Edmond Jaloux (1878-1949) s’est lancé très jeune dans la littérature. Il a collaboré au Gaulois, à Candide, aux Nouvelles littéraires. Auteur de nombreux articles et essais faisant mieux connaître les littératures modernes et contemporaines, et les écrivains étrangers : De Pascal à Barrès, D’Eschyle à Giraudoux, Rainer Maria Rilke, Vie de Goethe…. Auteur aussi de quelques romans, dont : Le reste est silence (prix Fémina 1905), La fin d’un beau jour (1922), Le pouvoir des choses (1941), et d’une Introduction à l’histoire de la littérature française (2 volumes : 1946 et 1948). Élu à l’Académie française en 1936.