Trouvera-t-il à son retour la foi sur la terre ? – Luc 18, 1-8
par le père François Marxer
Rappelez-vous, il n’y a pas si longtemps que cela, les Apôtres avaient demandé à Jésus : « Augmente en nous la foi ! » Et ça se comprenait, puisque Jésus venait de leur dire : « Si ton frère pèche contre toi sept fois de suite et que sept fois il vienne en te disant ’’je me repens !’’, eh bien, à chaque fois tu lui pardonneras… ». Dites donc, Seigneur, à vous entendre, il faut garder son calme, parce que, normalement, au bout de deux ou trois fois, on finit par s’agacer et à perdre patience. Et la réponse de Jésus avait été presque ironique : « Ah, la foi ! si vous en aviez gros comme un grain de sénevé…. », et, au lieu de me demander comme ça du fortifiant, regardez donc plutôt ce serviteur tout ordinaire qui fait le travail demandé sans se pousser du col, sans en tirer gloire le moins du monde. Il est tout à fait quelconque, il le sait bien, il n’a jamais fait que son devoir.
C’est entendu. Et d’ailleurs, dimanche dernier, ces dix lépreux qui implorent Jésus de loin : « Prends pitié de nous… », puisque Jésus leur a dit, donné l’ordre : « Allez vous montrer aux prêtres », eh bien, ils y vont, sans se poser de question ni faire de commentaire. Ils font ce qu’on leur a dit de faire. C’est réglo. Sauf, on l’a entendu, il y en a un – un Samaritain pour tout dire – qui ajoute quelque chose qui n’était pas prévu, du « en-plus » pour ainsi dire : il revient en rendant gloire à Dieu, en chantant la louange de Jésus. Action de grâces ; c’est toujours la foi, mais une foi en floraison, une foi qui va porter du fruit…
Seulement, voilà ! Il faut tenir la longueur. Les temps sont durs, le monde est hostile, on risque si fort de perdre courage, de laisser tomber. On prie, on s’obstine à prier, mais ça ne change pas grand-chose et même, au fond, rien du tout. Pas de résultat, et pourtant on n’en continue pas moins, cette persévérance, cette endurance au cœur du monde, et si c’était cela la foi, la foi vraie, obstinément vraie ?
Pour vous le faire comprendre, une parabole, et cette fois diablement énigmatique. Face à face, une veuve qui réclame obstinément à un juge : « Rends-moi justice ! ». Mais ça tombe mal, ce juge est inqualifiable. S’il était seulement paresseux ! mais même pas ! Sans vergogne, voilà ce qu’il est, aucun sens de l’honneur, et encore moins celui de la morale. Si vous invoquez les valeurs (!) qui font consensus pour tout le monde, il vous enverra balader. C’est un cynique, il le sait, et il est presque fier de l’être. Il le reconnaît sans ambages : « Je ne crains pas Dieu et je me moque bien des hommes… », et s’il se décide, enfin, à instruire l’affaire et à répondre à la plaignante, c’est parce que, à la fin ça le fatigue, et, de guerre lasse, il va régler le problème.
C’est entendu, mais qui est qui dans cette parabole ? On a compris, c’est assez évident, cette simple femme qui requiert obstinément, c’est la communauté des disciples qui persévèrent, quoi qu’il leur en coûte, dans la prière obstinée. C’est chose entendue, mais alors qui est ce juge ignoble et détestable, mais qui a le pouvoir entre ses mains ? On hésite, mais comment pourrait-il en être autrement ? ça ne peut être que Dieu lui-même. On tremble et on ne comprend plus, on est bien loin du berger qui s’est réjoui de retrouver sa brebis perdue, de ce père qui accueille – avec quelle générosité !- son fils qui avait disparu, perdu corps et biens, semblait-il, et que voilà de retour… Un Dieu comme cela, ça, on est prêt à lui faire confiance, à avoir foi en lui, à ce qu’il fait, à la manière dont il réagit. Mais alors, si Dieu, c’est comme ce forban sans foi ni loi, qui se moque pas mal de nous et nous méprise, alors là, Seigneur, on tire notre révérence et on ira voir ailleurs…
Essayons de comprendre. La veuve qui s’entête dans sa demande, qui n’en finit pas d’implorer, c’est l’Église, c’est entendu. Une veuve, me direz-vous, surtout dans ce temps-là, c’est une personne qui n’a aucun pouvoir, aucun moyen de pression, démunie de toute assiette qui lui donnerait de l’assurance. Mais elle ne cède pas sur son désir de justice, c’est même une enragée de la justice. C’est d’ailleurs ce que ce brigand de juge finit par craindre, il le dit très explicitement : elle va finir par me sauter à la figure ! Donc je vais régler l’affaire. Ce qui n’est pas très élégant ni très glorieux, mais qu’importe ! Cette femme, ce petit bout de bonne femme, qui ne pleurniche pas, est au fond une femme puissante, paradoxalement, portée qu’elle est par cette rage de justice, et qui est bien plus que de l’indignation.
Mais alors, ce juge inqualifiable, c’est Dieu ? Eh bien, répondons : oui. C’est Dieu tel que les hommes l’ont accoutré, tel qu’ils l’ont affublé de masques de la toute-puissance, de la force, de l’arbitraire, en fait une idole détestable et qu’il faut craindre…
… Ce Dieu-là, c’est celui que les hommes se construisent et façonnent selon leurs fantasmes, un Dieu pervers, aura dit justement Maurice Bellet (1), un Dieu-monstre qui pervertit le bien en mal et le mal en bien et qui fait que ce qui fait vivre l’homme, c’est la mort même. Saint Paul ne dira pas autre chose dans la lettre aux Romains, cet étonnant réquisitoire contre ce Dieu cruel et jaloux, et qu’on ne peut que condamner et rejeter. Et hélas ! c’est ce Dieu-là qu’on nous a présenté si souvent comme le Dieu de la Révélation, comme la vérité de Dieu, alors que ce n’est qu’une imposture, une caricature qui fait les beaux jours de la morale !…
C’est pourquoi la question de Jésus, à la toute fin de notre évangile, n’a rien d’une formule élégante et rhétorique : « Le Fils de l’Homme, quand il viendra – car les signes avant-coureurs de l’accomplissement du monde, de l’avènement du Royaume qui vient, commencent à poindre -, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »
La réponse ne va pas de soi : et elle ne dépend pas des sociologues ni des instituts de sondage qui comptabilisent les croyants, comme on dit ! Sur quels critères ? C’est à voir. On se réclame des pratiques religieuses, mais comment ne pas les interroger ?, de la prière, de la piété, oh oui ! mais qui s’adresse à quel dieu ? au dieu pervers, cette idole qui falsifie la vérité et travestit le bien sous l’apparence de l’idéal et cadenasse la vie des vivants dans le corset des devoirs, sans le moindre égard pour la douceur, pour la délicatesse de la charité ?
Comment pourrions-nous éviter ce terrible constat du jeune Jean-Paul Sartre, considérant sans ménagement ni vindicte, ce monde bien pensant où il avait grandi : « Depuis deux mille ans, écrivait-il dans Les Mots, une manière d’autobiographie, les certitudes chrétiennes avaient eu le temps de faire leurs preuves, elles appartenaient à tous, on leur demandait de briller dans le regard d’un prêtre, dans le demi-jour d’une église et d’éclairer les âmes, mais nul n’avait besoin de les reprendre à son compte ; c’était le patrimoine commun. La bonne société croyait en Dieu pour ne pas parler de lui ». L’aveu est terrible : de la croyance, il y en avait, et même aujourd’hui encore il y en a, même si elle s’effrite, même si elle se fissure, désormais sans trop d’intérêt.
De la croyance, oui, tant qu’on veut ! mais la foi ?… La foi serait-elle à venir ? En tout cas, la question de Jésus, à laquelle il ne nous donne pas l’ombre d’un moindre début de réponse, reste posée : « Le Fils de l’Homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » <<ce n’est pas sûr !…
Rueil-Malmaison, 19-20 octobre 2019
29ème dimanche du temps ordinaire (année C)
Sainte-Thérèse et Saint-Pierre/Saint-Paul
(1) Maurice Bellet (1923-2018), prêtre du diocèse de Paris, vicaire et enseignant, « explorateur de la foi » (la Croix, 5 avril 2018). Titulaire d’un doctorat en théologie, et d’un doctorat en philosophie (directeur de thèse : Paul Ricœur, Emmanuel Lavinas étant membre du jury), intéressé en outre par la psychanalyse et l’économie. Enseignant la philosophie dans l’Enseignement secondaire, et la théologie à l’Institut Catholique de Paris. « L’un des premiers à établir un pont entre la psychanalyse et l’Évangile » (la Croix, ) Préoccupé par la question de l’avenir de la foi chrétienne face au déclin du christianisme.
Auteur d’une quarantaine de livres, traduits en de nombreuses langues, dont le brésilien et le chinois. Quelques titres parmi les plus célèbres : Le Dieu pervers, chez Desclée de Brouwer, 1979, réédité en livre de poche ; L’épreuve ou Le tout petit livre de la divine douceur, D. de B., 1992….