Luc 17,11-19 : « Ta foi t’a sauvé »
par le Père François Marxer
Après cette dégelée de paraboles, ces derniers dimanches – rappelez-vous : paraboles réconfortantes, c’était la brebis perdue et la drachme égarée, étonnantes, avec le fils perdu et retrouvé, époustouflantes, c’était le gérant indélicat autant qu’habile, guère rassurantes dans le vis-à-vis de Lazare et du riche, mais consolantes enfin, avec ce serviteur diablement utile, mais néanmoins ordinaire et quelconque – là, nous nous y retrouvions mieux – , après tous ces enseignements en images, voilà que le récit reprend : dix lépreux qui nous interpellent de loin. Évidemment, on pense immédiatement à ce lépreux tout seul qui, au seuil de l’évangile, avait mis Jésus au pied du mur en lui barrant la route : « Si tu veux, tu peux me purifier » (Lc 5,12). Ça dépend donc de toi, de ce que tu voudras (mais tu pourrais, hélas ! refuser et te détourner) ; on sait la suite.
En revanche, nos dix lépreux de ce jour sont moins péremptoires : ils restent à distance – règlement de la vie en société oblige pour éviter toute contamination -, ils interpellent de loin, c’est un cri d’imploration : « Jésus, Maître, prends pitié de nous ». La prière d’une communauté désespérée, une communauté de misère.
Étonnante, cette réponse de Jésus : il ne s’est pas approché, ni ne les a touchés (comme il avait fait avec le lépreux tout seul au début), encore moins prononcé une prière. Simplement, une injonction : « Allez vous montrer aux prêtres », ce qui veut dire : « vous êtes guéris, purifiés, allez faire les démarches nécessaires maintenant ». Ça, il faut le croire, et de fait, ils y vont : ils sont exaucés, ça, ils y croient. Leur foi élémentaire dans la vie, dans la bonté de la vie, a pris le dessus.
Or, il y en a un qui revient : c’est un Samaritain, autant dire un mécréant, un faux frère, bref : un marginal. Lui a constaté le fait d’être guéri – comme les autres qui vont aller faire reconnaître officiellement leur retour à la santé -, mais lui, en plus, a saisi que le fait acquis de la purification coïncide avec ce que Jésus leur a dit de loin. C’est cette coïncidence de la parole qui est dite et du fait qui se réalise, dont il a eu l’intuition, l’intelligence, qu’il veut célébrer en rendant grâces : il se prosterne aux pieds de Jésus, manière d’allégeance et de reconnaissance de sa seigneurie autant que de la puissance de Dieu dont il chante la gloire.
Et Jésus de lui dire : « Relève-toi – car c’est pour toi résurrection – et va : ta foi t’a sauvé ». Il n’est donc pas seulement guéri, il est sauvé. Être guéri, être sauvé : les deux vont ensemble, bien sûr, mais n’en sont pas moins distincts.
Être guéri relève de l’action du guérisseur, du thérapeute, du thaumaturge, alors que le salut dépend de l’attitude de vérité de celui qui est guéri : c’est ta foi (oui, ta foi) qui t’a sauvé. C’est toi qui es, non seulement le bénéficiaire, mais quasiment l’agent du salut qui te transforme. Tu n’es plus le même homme qu’avant, te voilà à neuf, pour ainsi dire.
Ainsi, comprenons bien, toute la guérison est dans le salut, mais tout le salut n’est pas dans la guérison. C’est clair : il y a eu deux paroles qui se suivaient, l’imploration des lépreux, puis l’injonction de Jésus : la guérison est au point de contact, au point de rencontre de ces deux paroles. Mais un seul a vu et a compris cela. Il revient pour dire les mots – et les mots de la louange – qui constatent cela.
Telle est sa foi. Devant la vérité saisie et reconnue, c’est un acte de reconnaissance, à la fois qui constate ce qui s’est produit et qui en dit sa profonde gratitude. Et une gratitude infinie…
Oui, une gratitude infinie, car désormais, si l’on fait un bilan, il était à l’aise dans le monde des vivants, sa liberté y était entière, maintenant qu’il ne subissait plus d’être discriminé, ostracisé, à cause du mal qu’il véhiculait et de la peur des autres qui se méfiaient et le repoussaient. La foi, ainsi, n’est-elle pas cette aisance à vivre dans le monde tel qu’il est, et non pas tel qu’on voudrait qu’il fût selon nos rêves. Aisance de la gratitude, de la reconnaissance de toutes ces petites choses de pas grand-chose, chaleureusement quotidiennes et souvent inaperçues, mais qui, tout compte fait, rabaissent nos instincts, nos prétentions à la grandeur rêvée…
…Reconnaissance pour cette fidélité de la vie malgré tout, qui passe outre ces petites ou parfois terribles impasses, où Dieu semble bien nous ouvrir des portes de sortie. Et on sait que finalement il y aura la grande impasse, mais là aussi, passé le silence reposant de l’ultime shabbat, une porte nous sera ouverte, et nous saurons – que dis-je ? nous savons déjà à qui nous dirons merci !…
Il revient donc, ce Samaritain, il n’est plus tout à fait le même, il est même transformé, car, mieux encore que guéri, il recèle en lui une richesse inouïe, d’une nouveauté imprévue qui déborde dans l’action de grâces. Ah ! on peut dire, mes Sœurs, qu’il aura pris à cœur le Renovamini, qui est maintenant la ligne de crête de la Congrégation. L’évangéliste nous fait remarquer que cette rencontre a lieu dans cette région que traverse Jésus, située entre la Samarie et la Galilée : un entre-deux donc, mais bien sûr orienté par cette marche de Jésus vers Jérusalem, qui est à la fois celle d’en-bas, où il consommera l’offrande du plus haut amour, et celle d’en-haut, la Jérusalem céleste qui vient, garantissant la promesse de Celui qui affirme : « Voici que je fais toutes choses nouvelles ». Une beauté matricielle dont la Congrégation est dépositaire – je ne fais, à dire cela, qu’être l’écho du Père Joseph(1).
Et cet homme pénétré de gratitude, exultant de louange, est là, devant Jésus, avec Jésus, dans cet entre-deux, et là où il se trouve, ce n’est pas un territoire incertain, indécis, absenté de toute Présence, déserté : là où il se trouve, c’est la Terre sainte. La Terre sainte, c’est, voyez-vous, là où je me trouve dans la liberté de l’Esprit, habité par la louange de la gloire et répondant ainsi à sa Présence à lui, qui est, sur notre terre, Présence de Dieu. Et vous y êtes, mes Sœurs : c’est Angers en son inflexible tradition de fidélité, c’est Jérusalem, en sa fragilité incertaine, c’est Prailles où, en bonnes filles du Calvaire, il faut quand même supporter les réticences d’un environnement sévère, c’est Bouzy, où, là, on jouit de la fraternelle proximité des fils de saint Benoît voisins.
La Terre sainte, vous y êtes, c’est là où vous êtes, dans la louange.
« Voici que je fais toutes choses nouvelles » : c’est la promesse bonne, exempte de jalousie, mauvaise et piégeuse, promesse bonne qui nous est donnée par Celui qui est plus que bon et qui est Père : ainsi, ma vie, en chaque jour entre celui de ma naissance et celui de ma mort, sera un jour nouveau. La sagesse ancienne dit que « chaque matin qui se lève est une leçon de courage », sans nul doute, mais il n’est pas moins invitatoire à la louange dans les petites choses comme aussi dans les grandes choses – mais c’est plus rare !
La promesse ouvre cette perspective neuve que la louange fait sienne : mon existence, comme celle de mes frères et de mes sœurs dans la Communion des saints, délivrée des contraintes sociales et règlementaires, est nouveauté radicalement bonne qui ne peut que susciter au jour le jour l’œuvre de Dieu – opus Dei – de la louange qui rend gloire. La louange qui est certes mon, notre initiation qu’autorise le silence éloquent de Dieu, car si Dieu se tait, c’est pour que nous prenions la parole, et une libre parole qui fasse entendre – Dieu sait si ce n’est pas à la mode dans les temps présents ! – que la vie est bonne autant que belle – même si parfois c’est une vie de chien !- et qu’elle est neuve toujours même quand elle se reprend et se répète. À condition qu’elle s’accorde à la promesse et qu’elle congédie la pesanteur prescriptive du « tu dois…, iI faut que… », cher à la pensée de Kant, notre maître en moralité moderne (c’est le Muss es sein ? Es muss sein ! de Beethoven, en exergue de son 16ème Quatuor), pour laisser place à ce « oui », cet « amen » que nous disons pour la gloire de Dieu, nous rappelle saint Paul (2 Cor 1,19-20). C’est l’admirable « Wir Schoffen das », de la chancelière Angela Merkel, c’est le jubilatoire « Yes, we can » du président Barack Obama. Et c’est dans notre conscience spirituelle qui est à la fois « instinct de grandeur » (J.-J. Surin ((2)) et obéissance à la Parole, portée par l’Esprit, que nous affirmons et attestons, ce « oui » radicalement bon : ce sera notre manière de servir l’Évangile dans le monde de ce temps.
Notes du copiste : (1) Il s’agit de François Leclerc du Tremblay, moine capucin (né à Paris en 1577, mort à Rueil-Malmaison le 17 décembre 1638), en religion Père Joseph, profondément religieux, politique et diplomate éclairé, fondateur de la Congrégation Notre-Dame du Calvaire. Richelieu dira de lui: « Je pers ma consolation et mon unique secours, mon confident et mon appui ».
(2) Jean-Joseph Surin, jésuite, mystique bordelais (1600-1665)
Angers
13 octobre 2019
4ème Centenaire de Notre-Dame du Calvaire
28ème dimanche du temps ordinaire (année C)
4ème centenaire de Notre-Dame du Calvaire
2ème lecture exceptionnelle pour cette solennité : Apocalypse 21,1-5
Moi, Jean,
J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle,
car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés,
et, de mer, il n’y en a plus.
Et la Ville sainte, la Jérusalem nouvelle,
je l’ai vue qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu,
prête pour les noces, comme une épouse parée pour son mari.
Et j’entendis une voix forte qui venait du Trône.
Elle disait :
« Voici la demeure de Dieu avec les hommes ;
il demeurera avec eux
et ils seront son peuple,
et lui-même, Dieu avec eux, sera leur Dieu.
Il essuiera toute larme de leurs yeux,
et la mort ne sera plus
et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur ;
ce qui était en premier s’en est allé. »
Alors celui qui siégeait sur le Trône déclara :
« Voici que je fais toutes choses nouvelles ».
Parole du Seigneur.