Le mauvais riche et le pauvre Lazare – Luc 16, 19-31
Par le Père François Marxer
Encore une histoire de riche ! Décidément ! Mais cette fois-ci, il en prend pour son grade, à la bonne heure ! Dans cette histoire, il y a un endroit stratégique, c’est la porte. Est-elle franchie par quiconque ? Nullement. Elle semble bien rester étanche et séparer deux mondes qui ont beau être mitoyens – comme dans le film tout récent de Cédric Klapisch, Deux Moi -, mais s’ignorent royalement l’un l’autre. Au moins en apparence.
D’un côté, le riche. Il n’a pas de nom : serait-il anonyme ? ou même, qui sait ?, « innommable » ? On ne sait. À moins qu’il y en ait beaucoup, une multitude sans doute, qui pourraient prendre sa place et son rôle. Au fond, « un homme sans qualités », pour reprendre le titre du grand roman de Robert Musil.
À son propos, nous disons ordinairement qu’il s’agit du « mauvais riche ». Relisez le texte : cela n’est pas dit ni précisé. C’est « un riche ». Mais si nous le qualifions ainsi de mauvais, c’est peut-être pour nous dédouaner et ne surtout pas être assimilés à cet individu – on va le voir – peu estimable. J’en avais fait une malicieuse remarque à mon premier curé à Nancy : « On dit ‘‘mauvais’’, mais ce n’est pas dans le texte ? Mon curé mit quelques secondes à saisir la perfidie implicite de ma remarque, et il contre-attaqua : « Oui, mais il y a de bons riches ». Sans doute pensait-il à ce moment-là à son denier du culte…
Le pauvre, en revanche, lui, a un nom : il s’appelle Lazare – ce qui veut dire ‘’Dieu [me] vient en aide ‘’. On dira : ouais, d’accord ! mais vraiment, en quoi Dieu est-il venu en aide à ce miséreux qui végète, malade, à la rue ? On se le demande : Dieu comptait sûrement sur les hommes qui côtoyaient Lazare et qui le connaissaient ; même le riche – on le saura après – connaissait son nom. Mais personne n’a rien fait : Dieu ne manquera pas de regretter ce manque d’humanité, cette in-humanité même. Comme suppléants à cette défaillance des humains, on n’aura trouvé que les chiens. En leur fidélité exemplaire : il faudra faire un éloge du chien, à cause du chien de Tobie, qui accueille son maître de retour, en frétillant de bonheur, à cause du chien d’Ulysse qui est le seul à le reconnaître quand se termine son odyssée, maintenant que le voilà revenu à Ithaque, et le chien en meurt d’émotion. Ici, en plus, ces chiens sont d’excellents infirmiers puisque leur bave dont ils lèchent les ulcères de Lazare, constitue un excellent antiseptique et cicatrisant.
Et puis l’inévitable de toute vie humaine finit par arriver : tous les deux meurent l’un après l’autre. Mais ils ne sont pas unis dans la mort pour autant, la différence de conditions subsiste : on enterre le riche, on devine le déploiement des obsèques réunissant la gentry et le beau monde. Pas difficile à imaginer ! Tenez, pour cela, j’aurais bien aimé vous lire cette page assez féroce, mais combien drôle, des Notes intimes de Marie Noël, intitulée Enterrement de première classe. L’observation est cruelle, mais combien vérifiable. À lire donc, si vous le pouvez (1).
Le riche est donc enterré. Le pauvre, lui, on s’en est à peine préoccupé ; sans doute on ne l’a pas mis à la décharge, mais ça a dû être le minimum cérémonial. Tout ça me rappelle une anecdote du temps où j’étais tout jeune prêtre : toujours dans ma première paroisse de Nancy, on enterrait ce jour-là un éminent professeur, doyen de la Faculté dentaire. Or, une pauvre femme, et même une femme pauvre, bonne paroissienne et sans plus guère de famille, avait eu la fâcheuse idée de mourir en même temps que l’éminent professeur, si bien que leurs deux cercueils se sont retrouvés côte à côte dans la chapelle funéraire de l’église. Et les fleuristes d’apporter une foule de couronnes, des tombereaux de fleurs qui honoraient expressément l’éminent professeur, mais le nombre de ces hommages était tel qu’il a fallu, faute de place, en faire aussi bénéficier la pauvre dame à qui personne n’avait pensé. Le fils de l’éminent défunt s’en aperçoit : indignation, protestation, que fait-elle là, cette inconnue, qui subtilisait ainsi les honneurs dus à l’éminente personnalité qu’était son père ? Il fallait mettre bon ordre à tout cela. Il vint me faire ses réclamations ; alors, jeunesse oblige, mon sang n’a fait qu’un tour : « Monsieur, vous devriez plutôt être content parce que, si ça se trouve, c’est cette femme-là qui aura tendu la main à votre père pour le hisser et qu’il puisse ainsi entrer au ciel ! » Il n’a su quoi me répondre !
En tout cas, dans la parabole, où on n’est pas encore exactement à l’heure de la communion des saints, mais plutôt d’un communautarisme bien compris – d’accord, j’écope, mais que mes frères quand même échappent à ce destin. Sois sympa, Abraham, que Lazare – eh ! on se connaît – fasse quelque chose !…
Pendant que l’on descendait le riche en terre – le riche qui n’a pas vu, ou plutôt n’a pas voulu voir, car il connaît quand même le nom du S.D.F. qui s’est établi à sa porte, et auquel il ne donnait même pas les restes de ses repas, ses festins hauts-de-gamme -, pendant ce temps, les anges élevaient Lazare dans la quiétude des tout-proches d’Abraham, le père des croyants, de ceux qui ont la foi et gardent la confiance contre vents et marées.
Et là, de l’autre côté du monde, le même clivage qui séparait ici-bas en deux univers étrangers l’un à l’autre, le mur bien virtuel que le riche n’avait jamais voulu franchir, eh bien, se retrouve. C’est un fossé infranchissable, dans l’un et l’autre sens. Alors, ce que tu demandes, alors que tu subis les affres de la fournaise, ce petit répit que tu sollicites, impossible de te le donner. Je sais, tu n’es pas un mauvais gars, tu penses à tes proches, tes frères, tu voudrais leur épargner un tel destin : là, tu sais être solidaire ; mais vois-tu, ça ne servirait à rien, pas la peine d’essayer. Ils ont à leur disposition tous les moyens de s’en sortir, comme toi aussi tu les avais, mais tu n’y as pas prêté attention : Moïse et les prophètes, la Loi est assez explicite, et tu l’entendais tous les shabbats si du moins tu te rendais à la synagogue – ce qui n’est pas sûr. Et la Loi de Dieu, ce n‘est pas difficile à comprendre, mais il y faut de la bonne volonté, au moins. Et puis tu avais sous les yeux, à ta porte, de quoi te mettre à l’ouvrage ; pas la peine d’aller très loin, Lazare était là, qui t’attendait. C’est pourquoi Abraham ne peut qu’avouer son impuissance.
Vois-tu, un de nos grands poètes, Dante Alighieri, dans son œuvre combien célèbre, La divine Comédie, dans le premier des trois volets qui la composent, l’enfer (puis le purgatoire, enfin le paradis), a défini l’enfer comme suit : « C’est un état où l’être n’est que ce qu’il est ». Et donc, il n’y a aucune modification, aucun repentir, aucune progression, aucune croissance. L’être reste désespérément stable, immobile sur lui-même. C’est exactement là où tu t’es fourré : tu faisais des festins somptueux, mais il ne semblait pas y avoir grand monde à ta table, étais-tu seul à te goberger ainsi ? Tu étais vêtu de pourpre et de lin fin, mazette ! comme un roi ! mais était-ce pour t’admirer toi-même dans le miroir de ton narcissisme ? Tu avais pourtant les moyens de briser et de sortir de la bulle où tu t’es enfermé, cet enfer bien confortable.
Et donc, même si vous ne croyez pas et n’espérez pas qu’il y ait une vie renouvelée après notre mort, pensez d’abord que ça pourrait être une hypothèse intéressante ; mais même sans cela, ne faites pas de votre vie présente un enfer tout confort et high-tech ! Vous connaissez la célébrissime formule de Sartre : « L’enfer, c’est les autres ! » C’est dans sa pièce Huis clos. Alors, c’est vrai, les autres sont souvent importuns, casse-pieds, et parfois même insupportables, mais de là à dire que eux, ils sont l’enfer, c’est pousser la sentence un peu loin !
Eh bien, un philosophe, Gabriel Marcel, grand chrétien par ailleurs, au sortir de la première représentation de la pièce, avait repéré la formule, et prenant le contre-pied, il affirma : « Le Ciel, c’est les autres ». Dont acte ; et ça, c’est juste, et j’y souscris.
Rueil-Malmaison, 29 septembre 2019
26ème dimanche du temps ordinaire (année C)
Notre-Dame de la Compassion
(1) ANNEXE : Marie Noël, Notes intimes
Enterrement de première classe
Auxerre, décembre 1936
Le Mort recevait pour la dernière fois en grande cérémonie. Les invités allaient le saluer, l’un après l’autre à l’entrée de sa maison et revenaient attendre dans le jardin brumeux qu’il sortît devant eux pour aller à la messe.
C’étaient pour la plupart des gens considérables, comme l’avait été le Mort, et ils formaient, dans les allées, des groupes distingués que les autres gens du commun regardaient à distance : manteaux et pardessus de la meilleure coupe, fourrures de prix, chapeaux « chic », chaussures fines, uniformes haut gradés, galons d’or, rubans, rosettes… On se nommait à voix basse le député, le conseiller général, le colonel, le directeur de la Banque, le grand industriel, le grand chirurgien, toute la haute société en grande tenue…
Parfois quelque personnage toussait, éternuait, se mouchait discrètement. Il faisait un froid patient et morne. Les faces étaient blêmes, jaunes, rouges, violacées. Chacun, sous son bel habit, avait apporté et dissimulait bravement son infirmité ou sa maladie. Sous le pardessus décoré, il y avait une cystite, sous le manteau d’astrakan, un eczéma secret. Les toquets de velours, les feutres de prix coiffaient une anémie cérébrale, ou une surdité, ou une sclérose. Là voisinaient, sans se le dire, les rhumatismes, la gravelle, une hernie, deux ou trois asthmes, quelque vilain petit ulcère, un cancer naissant, un poumon gâté, une artère prête à se rompre, toute une assemblée de tout jeunes ou plus avancés commencements de morts, mais aucun ne trahissait sa présence par le moindre signe et les habits et visages de cérémonie se comportaient sur eux avec une suprême correction, en habits et visages de gens importants qui n’ont jamais entendu ni laissé parler – non jamais, vraiment !- de déchéances humaines.
Importants, ces gens causaient. Ils parlaient d’autres choses, leurs choses importantes. Il se fit un silence. Le Mort sortait.
Lui aussi avait grand air et tenait soigneusement enfermées sa silencieuse immondice et la dégradation totale de sa chair. Avec son magnifique cercueil neuf et reluisant, ses draperies de velours, ses broderies d’argent, il se présentait avec une extrême dignité au milieu des serviteurs galonnés qui s’empressaient autour de lui et le mettaient en voiture.
Quand ils l’eurent tout couvert de fleurs, entre ses amis décorés, majestueusement, il partit.
Et derrière lui, en grande tenue, d’un pas cérémonieux et grave, toutes les maladies et décrépitudes suivirent.
Aux éditions Stock, 2018