L’intendant infidèle – Luc 16, 1-13
Par le Père François Marxer
Dimanche dernier, nous avions été touchés par ce trio de paraboles où éclatait la joie partagée :
rappelez-vous, la brebis perdue, la drachme perdue, le fils perdu ; et, au fil de ces histoires si communes, si banales, – perdre fait, hélas ! partie du lot de la vie courante – se dessinait une assurance : ma foi, rien n’est jamais définitivement perdu. De quoi reprendre confiance, dans les coups durs, devant l’inévitable. Et cela pouvait justifier la joie partagée. Mais – et là, rappelez-vous le fils aîné explosant de colère et ne voulant pas céder aux instances de son père – tout le monde n’est pas forcément disposé à partager la joie commune. Il y en a qui font bande à part et se renfrognent.
Alors, ce jour d’hui, on s’interroge : après ce bonheur des trois paraboles, que vient faire – juste après – cette histoire de carambouille, de fraude en bande organisée, clairement de comptabilité truquée ? Question moralité, si Jésus veut nous donner un exemple à suivre, l’on est en droit de s’interroger ! Et pourtant, je relèverai de petites ressemblances entre les péripéties de cet intendant, que nous dirons… malhonnête (ça, certainement !), mais aussi habile, astucieux (il l’est, assurément, il fait d’ailleurs l’admiration de son patron qui l’aura congédié pour malversation…), et les mésaventures du fils cadet. Ce fiston prétentieux, en mal d’émancipation et guère prévoyant, avait dépensé toute sa fortune dans une vie de désordre, il avait donc sottement, inconsidérément, dilapidé tout son bien. Le gérant, lui, de son côté, dilapide allégrement la fortune de son maître, mais, lui va le faire de façon ordonnée et astucieuse. N’empêche, tous ces fafiots qui s’envolent en fumée… Et voilà nos deux héros (si je puis dire) dans une situation critique. Comment vont-ils s’en sortir, chacun pour sa part ?
Le jeune homme de dimanche dernier n’a d’autre issue que la voie prolétarienne : s’embaucher chez un indigène du pays qui l’envoie garder les porcs – le comble de l’impureté ! Et là, la fringale lui tient au corps, ça gargouille dans son estomac, il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient, dont se goinfraient les porcs. Mais voilà, ajoute l’évangile, « personne ne lui donnait rien ». Mais on se dit : quand même, il n’avait qu’à tendre la main, une ou deux poignées de caroubes, ce n’était tout de même pas un larcin, digne de la correctionnelle ! Qu’attend-il donc ?… Non, tout seul, il est tout seul…. « personne ne lui donnait rien ». Il se voulait autonome, le voilà dans la servitude ; il avait voulu tout prendre, tout rafler, et maintenant, personne ne lui donne quoi que ce soit, alors qu’il serait prêt à recevoir…
Notre intendant de ce jour d’hui ne l’entend pas de cette oreille : pactiser avec la déchéance ? pas question. M’embaucher comme journalier, emploi précaire, petit boulot, autant éviter cela ; mendier, faire la manche ?… mais vous me prenez pour qui ? Je sais, vous allez dire que je suis un paresseux, un feignant ; pas du tout, pour moi c’est une question d’honneur. Eh oui, j’ai beau être un filou, je ne suis pas encore une crapule. Il doit bien y avoir un moyen de s’en sortir… Ah, ça y est, que n’y avais-je pensé plus tôt ! Et notre astucieux bonhomme invente un petit montage financier très simple et très malin !
Mais là, il y a deux manières de comprendre la manœuvre : une manière morale et une manière franchement immorale ; ce sera à vous de choisir.
La manière morale, tout d’abord ; et elle risque de vous plaire. Je me rappelle que, dans ma toute première paroisse à Nancy, au retour de mes études parisiennes, c’était cette interprétation que j’avais proposée aux paroissiens, tous de très bons bourgeois ; lesquels en avaient conclu, d’un air entendu, « ah ! il est intelligent, ce vicaire, ça fait plaisir à l’écouter… » Je ne sais ce que vous allez en penser, c’est quasiment moralement irréprochable, mais c’est quand même trop beau pour être vrai… En tout cas, ce serait plausible.
Ainsi, l’intendant avait eu coutume d’adjoindre aux factures qu’il tendait aux emprunteurs un petit supplément qui constituait sa commission. Peut-être le maître le payait-il en roupies de sansonnet, ainsi au moins arrondissait-il convenablement ses fins de mois ! C’était interdit, strictement, explicitement, par la Torah, au Lévitique, chapitre 25, 35-36 ; mais dans les faits, c’était, disons, toléré…..
Et vous voyez que notre intendant n’y allait pas avec le dos de la cuillère ! La facture était de 50 barils d’huile, ça devient, commission comprise, 100 barils ; pareillement, 80 sacs de blé sont arrondis à 100. Décidément, 100 est un chiffre de référence et son dernier prix ! Mais vous imaginez combien fructueux auront été ses détournements !
Alors, quand il fait modifier par le débiteur son billet de dette – tu reviens à 50, tu reviens à 80 -, il n’escroque nullement son maître, cette fois-ci, le compte est bon. Mais lui-même consent à perdre, à se priver de sa commission, pour faire de ces clients et débiteurs, sans doute ravis de cet allègement de leur dette, pour faire de ceux-ci ses obligés. Cette petite manœuvre, coûteuse pour lui, lui vaudra bien leur reconnaissance !
Cette façon de comprendre est admirable, sans aucun doute, mais peu réaliste : car après tout, le maître ne revient pas sur sa décision de licencier sans indemnité cet intendant indélicat…
Alors, l’autre façon de comprendre est plus périlleuse pour les bons sentiments, mais plus évidente. Ce gérant est un fraudeur patenté, pris la main dans le sac, et il imagine une sorte de petite cavalerie et va donc falsifier les factures pour obtenir les bonnes grâces de ses clients qui en sont ravis et ne pourront pas ne pas lui en être infiniment reconnaissants. Je note au passage que Jésus s’adresse, entre autres, à ces publicains et ces pécheurs qui viennent l’écouter et qui sont terriblement endettés auprès de Dieu, question comptabilité morale… À suivre, qui donc pourrait être cet intendant des biens divins, si arrangeant avec les endettés ?…
Il mène donc rondement son escroquerie, et cela fait l’admiration du maître – en grec κύριος (= « kyrioss »), le Seigneur…!, serait-ce Dieu lui-même ? – En tout cas, cet intendant a un goût certain de la liberté : il ne sert pas l’argent, il s’en sert, et astucieusement ; pas d’idolâtrie du fric (comme on dit), mais avant tout, être libre. Voilà qui est étonnant !
Et le maître aussi est étonnant : il ne va pas traduire le délinquant en justice, et ne cherche nullement à récupérer ce qu’il a perdu, ses biens dilapidés. Tout au contraire, il fait l’éloge de ce manœuvrier. À l’évidence, ce maître est étonnamment libre vis-à-vis de la richesse !
Et c’est peut-être bien là, la leçon de cette parabole si singulière : ne pas s’assujettir à une idole quelconque, l’argent, la fortune et même le pouvoir. Être libre, avant tout, et donc consentir pour cela à certain détachement, à certain renoncement. Et pourtant, cette liberté-là, au prix d’avoir renoncé à ces majorations qui arrondissaient son pactole, elle n’est possible que si s’instaure une dépendance vis-à-vis de ceux qui lui seront reconnaissants de ses arrangements. Il dépendait jusque là, pour pouvoir bien vivre, des ressources qu’il détournait en arrangeant les factures ; à présent, il pourra vivre librement en dépendant de la générosité et de la gratitude de ceux qu’il aura ainsi aidés. Il y a une grâce de la dépendance : et si c’était cela, la fraternité ?
Rueil-Malmaison, Saint-Joseph de Buzenval
21 septembre 2019
25ème dimanche du temps ordinaire (année C)
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