Les paraboles de la miséricorde – Luc 15
Par le Père François Marxer
Il aggrave son cas ! Les publicains, ces agents du fisc, honnis et méprisés par tout le monde, et les pécheurs, bien repérables dans une société où tout le monde connaît tout le monde, viennent tous à Jésus pour l’écouter. Ce qu’il dit doit les consoler et leur ouvrir des horizons. Mais les gens bien, les bien-pensants, les pharisiens et les scribes, font cette remarque acerbe : « Il fait bon accueil aux infréquentables et il mange avec eux ! »
Et Jésus prend la parole, non pour se justifier ou se défendre, mais pour déplacer la focale. Trois paraboles : la brebis perdue, la drachme perdue, le fils perdu. Trois paraboles que nous avons entendues et réentendues, lues et relues, à satiété, commentées et décortiquées, et nous en connaissons, n’est-ce pas, tous les ressorts – encore que la dernière, celle du père et des deux fils, nous laisse comme un goût d’inachevé – et toutes les leçons à en tirer : la miséricorde, l’accueil, le pardon… Là-dessus, nous sommes imbattables ! Alors, petites abeilles que nous sommes à butiner dans ces bosquets de la Parole de Dieu, quel nectar allons-nous récolter pour en faire notre miel ?
Brebis perdue, drachme perdue, fils perdu : qui dit « perdu », dit que ça manque, que ça fait défaut, et donc que la totalité est endommagée, ébréchée, et qu’il serait bon de la retrouver, de la réparer. Mais est-ce toujours raisonnable ?
Ainsi, cette brebis vagabonde qui a déserté le troupeau. Et le berger se met en quête de la retrouver. Et pour cela abandonne les 99 autres dans le désert, pour retrouver la dissidente. Mais est-ce bien calculé ? est-ce bien raisonnable ? Le statisticien dira que ça ne fait jamais que 1%, et l’économiste renchérit en soulignant qu’en affaires, il faut admettre un certain pourcentage de perte….alors… ! Alors, le berger n’a pas le point de vue du statisticien ni de l’économiste : cette brebis est unique, insubstituable, elle est à elle seule, non pas une unité comptable, mais une totalité irremplaçable. Un est la totalité, et la totalité du troupeau ne se retrouve que lorsque cet un, cette totalité unique, le rejoindra.
D’où la joie du berger, joie qu’il ne garde pas pour lui tout seul, mais qu’il irradie sur ses voisins et amis qu’il aura rassemblés. Comprenons bien : la joie, ce n’est pas du pré-fabriqué, parce que ça se termine bien, ouf ! happy end… Non, « la joie, c’est ce frémissement d’allégresse de la totalité qui s’éprouve, qui se trouve et se retrouve » (E. Pousset (1) ) et qui gagne les uns et les autres…
Pour bien se convaincre de cette valeur unique du un, de chacun, cet avis du sage à qui l’on demandait lequel de ses enfants il préférait : « Celui que je préfère ? C’est le plus petit jusqu’à ce qu’il grandisse ; c’est celui qui est loin jusqu’à ce qu’il revienne ; c’est celui qui est malade jusqu’à ce qu’il guérisse ; c’est celui qui est prisonnier jusqu’à ce qu’il soit libéré ; c’est celui qui est éprouvé, jusqu’à ce qu’il soit consolé ».
Il peut arriver que je m’égare dans la vie, que je prenne des chemins de traverse, que celui ou celle que je chéris tendrement ait envie de faire ses « expériences », de s’aventurer sans précautions – vous, parents, peut-être le déplorez-vous à propos de vos enfants qui se détachent de la voie que vous aviez initiée et presque tracée ? -, comment puis-je, comment pouvez-vous oublier que Dieu ne se le tient
pas pour dit, ne se résigne pas, et qu’il part à la recherche de celui, de celle, qui va à sa perte ? Un père du désert, l’abba Zozine, avait coutume de dire : « Le salut d’une seule personne faite à l’image de Dieu a plus de prix aux yeux du Seigneur que dix mille mondes et tout ce qu’ils contiennent ». Cet abba, vrai maître de sagesse, avait bien raison !
Mais saurai-je, et toi, sauras-tu te réjouir de ce que ce frère, cette sœur, qui est ton prochain, se sorte du bourbier où il pataugeait et retrouve le chemin de sa vérité unique ? Ou seras-tu indifférent, préoccupé que tu serais de ta perfection inoxydable ? Serais-tu comme le fils aîné de la 3ème parabole, sûr de son bon droit, un de ces justes, soucieux d’une morale de conformité et non de la fécondité de la vie des vivants, toujours pleine de surplus, de tours et de détours et de repentirs ? Une légende du Talmud raconte que, quand nous serons tous réunis dans le Royaume de Dieu pour partager le banquet de la table de Dieu, nous nous aviserons qu’il serait convenable de prier le benedicite, de rendre grâces à Celui qui nous a ainsi invités à ce festin d’éternité…..
… Mais qui donc pourra rendre grâces pour toute l’humanité ? Alors, on se tournera vers Abraham et on lui dira : « Toi, tu es le premier, tu es le père de tous les croyants, prie donc au nom de tous ! » Mais Abraham déclinera cet honneur en disant : « Non, pas moi, il y a plus juste que moi ». Alors, on regardera vers Moïse : « Eh toi, tu es le fondateur du peuple de l’Alliance que tu as scellée avec notre Dieu, tu es notre législateur, voilà une bonne raison pour que ce soit toi qui pries au nom de tous »… Et Moïse refusera en disant : « Non, il y a pour cela plus saint que moi. » Alors, on s’inquiètera, on s’interrogera, mais qui donc sera-ce qui serait plus juste et plus saint encore ? Alors David, le roi David, se lèvera et dira : « Ce sera moi qui rendrai grâces au nom de tous ». Et on lui demandera : « Mais pourquoi ce serait toi ? » Et il répondra : « Parce que moi, j’ai commis l’adultère avec Bethsabée, la femme d’Urie le Hittite, j’ai fait assassiner son mari pour la prendre, j’ai reconnu mon péché devant le Seigneur et j’ai été pardonné. C’est pour cela que je prierai et rendrai grâces au nom de tous, car m’étant repenti, je connais le prix et je goûte ce qu’est le pardon, alors que le juste, lui, n’en a rien à faire. »
La deuxième parabole, la drachme perdue et retrouvée, nous apprendra qu’il faut de la persévérance, la femme doit faire un ménage qu’on dira approfondi, pour retrouver sa petite fortune(2). Ça prend du temps, ça demande de l’endurance. Faire le ménage intérieur, peut-être, au passage, changer la disposition du mobilier, l’agencement de son intérieur, eh ! ça demande du temps, de changer de vie !
Ce que va apprendre le fiston de la troisième parabole : c’est l’histoire d’une émancipation ; ce cadet, il réclame son autonomie, d’une manière peu conforme aux normes et aux usages et bien peu courtoise : il se fait insolemment impérieux dans sa revendication – il est très moderne, ce gamin – et, curieusement, le père obtempère. On aurait attendu qu’il réponde : « D’accord, tu peux t’en aller, mais tu assumes ton choix, tu seras libre, mais tu te débrouilles pour gagner ta vie ». Non, le père, silencieusement, fait ce partage des biens comme s’il était déjà mort.
Et le fils s’en va ; la suite, on la connaît : mais les aléas de la vie rectifient ses rêves et ses espérances. La famine, plus un liard en poche. Il voulait échapper à l’autorité de son père, il se retrouve sous le pouvoir d’un étranger qui l’envoie garder les porcs, animal impur pas excellence. Il désirait la liberté, il ne trouve que la servitude.
Alors, il revient à lui-même, comme s’il se réveillait d’un mauvais cauchemar. Lucidement, il évalue la situation, compare avec ce dont il se souvient : l’abondance de la table paternelle… et il s’évalue lui-même ; et il monte son petit scénario de repentance. Qu’il ne pourra exécuter jusqu’au bout. Parce qu’il n’a pas compris qu’il était déjà pardonné quand son père se jette à son cou et le couvre de baisers. Il se sous-estimait en salarié de la ferme alors qu’il n’avait rien perdu de sa dignité de fils, inaliénable ; à preuve : cette robe – « la robe la première », dit le texte : lui qui s’estimait le dernier des derniers, est plus que jamais le premier, qui reçoit cette bague qui porte le sceau de la famille, comme le Pharaon grâcie Joseph emprisonné à tort, en enlevant de son doigt la bague à cachet, signe de son pouvoir, pour la glisser au doigt de Joseph, devenu ainsi intendant de toute l’Égypte, et en le faisant revêtir de vêtements de lin fin…
Et puis, le fils aîné… Ah, si le cadet était revenu à l’intérieur de lui-même, l’aîné, lui, explose. Et la vérité éclate : lui qu’on croyait obéissant, docile, soumis, n’était en fait qu’aliéné. Ce n’est pas le repentir qui le fait parler, mais le ressentiment : ce n’est pas son père qu’il servait, mais il était aux ordres d’un patron. Et voilà qu’il revendique ! Ah ! que n’a-t-il entendu cette sentence du Baal Shem Tov, fondateur de ce grand mouvement spirituel du hassidisme au sein du judaïsme moderne : « Le plus grand mal, c’est d’oublier que tu es fils de roi ». C’est justement ce que les « justes », comme ils se disent, ces marioles de la vertu, ce que les justes oublient trop souvent.
Rueil-Malmaison, Ste-Thérèse, 15 septembre 2019
24ème dimanche du temps ordinaire (année C)
Notes du copiste :
(1) Édouard Pousset (1926-1999) : théologien jésuite, auteur de nombreux ouvrages
(2) L’évangile cite plusieurs fois la monnaie grecque, pratiquée couramment dans le bassin méditerranéen : le talent, somme considérable (= 6.000 Francs-or), la drachme (= 1 Franc-or ou une journée de travail), l’obole (= 1/6 de la drachme).